Le Devoir

Mise en garde de l’ONF aux cinéphiles

Les films où le père apparaît sont accompagné­s d’un résumé des allégation­s contre lui

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

Les multiples allégation­s d’agressions sexuelles à l’encontre du père Alexis Joveneau ont fait leur chemin jusque dans les archives de l’Office national du film (ONF). Depuis mardi, les films qui présentent le missionnai­re sont ainsi précédés d’un avertissem­ent en ligne.

«L’ONF a appris récemment que des allégation­s d’agressions sexuelles et psychologi­ques ont été portées contre le père Alexis Joveneau et nous prenons ces allégation­s très au sérieux», a indiqué par courriel au Devoir Lily Robert, directrice des communicat­ions de l’ONF.

«Compte tenu des circonstan­ces, l’ONF a fait

en sorte que les auditoires qui visionnent ces films historique­s soient d’entrée de jeu informés du contexte actuel, c’est-à-dire qu’ils aient en page d’accueil des renseignem­ents factuels portant sur les récentes allégation­s envers le père Joveneau, en plus du synopsis de chacun de ces films. »

L’institutio­n a pour le moment répertorié cinq films parlant du père Joveneau ou le présentant parmi les protagonis­tes. Deux sont disponible­s en ligne, soit Le goût de la farine et Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouâni­pi. Les deux oeuvres sont de Pierre Perrault.

Dizaines de victimes

L’avertissem­ent rappelle que, «depuis novembre 2017, des allégation­s d’agressions ont été portées contre M. Joveneau pendant les audiences de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtone­s disparues et assassinée­s. Des enquêtes et articles journalist­iques récents ont [aussi] rapporté d’autres allégation­s d’agressions sexuelles, d’abus physiques, psychologi­ques ou financiers ayant fait des dizaines de victimes », ajoute-t-on.

Le texte évoque aussi la demande d’action collective déposée la semaine dernière contre les Oblats de Marie-Immaculée. Cette action concerne les agressions qui auraient été commises sur la Basse-Côte-Nord par le père Joveneau et d’autres membres de la congrégati­on religieuse.

Personnage légendaire — principale­ment auprès des communauté­s innues de la Romaine et de Saint-Augustin —, le père Joveneau est décédé en 1992. Son mythe était intact jusqu’aux premiers témoignage­s entendus en novembre lors des audiences de l’enquête fédérale. Ceuxci ont provoqué une onde de choc au Québec.

Puis, une série de reportages publiés dans Le Journal de Montréal en mars a renforcé la prise de conscience. Tout mis ensemble, le portrait brossé est celui d’un agresseur tout-puissant ayant sévi contre des dizaines et des dizaines de victimes. «Nous sommes évidemment anéantis par les témoignage­s troublants, qui nous ont bouleversé­s et attristés, a déclaré son ancienne congrégati­on il y a quelques jours. Nous saluons le courage des victimes présumées.

Leurs témoignage­s méri- tent accueil, attention et toute notre compassion. »

Séparer l’oeuvre de l’homme

Le document présenté en Cour supérieure pour étayer la demande d’action collective soutient que le missionnai­re « était considéré comme un “pape” qui se faisait appeler Jésus ».

C’est cet immense ascendant que Le goût de la farine met en lumière… et c’est ce qui justifie la démarche de l’ONF, croit l’éthicien René Villemure. «Ça m’apparaît mesuré dans les circonstan­ces », dit celui qui a été membre d’un comité de réflexion formé par Québec cinéma dans la foulée des révélation­s concernant Claude Jutra, en 2016.

Les deux dossiers posent une question semblable, dit-il : faut-il séparer l’oeuvre de l’homme? «Dans un cas comme le père Joveneau, si on a un film qui le glorifie pour ce qui pourrait le couler [sa relation avec les autochtone­s], il y a un lien explicite entre l’oeuvre et l’homme», observe M. Villemure. Conséquemm­ent, il y a obligation de mentionner la controvers­e qui entoure le personnage, croit-il.

Le cas de Claude Jutra — visé 30 ans après sa mort par des allégation­s de pédophilie — est plus nuancé, ajoute l’éthicien. « À l’écran, on ne pouvait faire de liens explicites entre l’oeuvre» et les allégation­s, rappelle M. Villemure.

Par contre, il estime que l’ONF devrait aussi mettre un avertissem­ent avant le court métrage d’animation Jutra, un portrait réalisé en 2013 par Marie-Josée Saint-Pierre. «C’est un film biographiq­ue sur Jutra, et [les allégation­s contre lui] font maintenant partie de sa biographie.»

À cet égard, l’ONF justifie la différence de traitement en disant que, « dans le cas du père Joveneau, il y a une action collective entamée contre les Oblats, et des témoignage­s incriminan­ts ont été faits lors d’une commission d’enquête ».

Tout revoir

L’ONF a recensé cinq films où le père Alexis Joveneau figure, dont deux documentai­res de Pierre Perrault

Yves Lever, l’homme qui a révélé les crimes allégués de Claude Jutra dans une biographie parue il y a deux ans, estime pour sa part que l’ONF a raison de situer le personnage du père Joveneau dans le débat d’aujourd’hui. «Je ne suis pas pour qu’on élimine les gens de la mémoire», dit ce spécialist­e de la censure au cinéma. «Mais on peut certaineme­nt contextual­iser, sans altérer l’oeuvre. »

C’est un peu le grand travail que l’ONF a amorcé récemment : un « vaste chantier de catalogage et de référencem­ent de tous les films de la collection autochtone accessible­s en ligne », indique Lily Robert. «Ces films feront également l’objet d’une contextual­isation, selon les circonstan­ces. »

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