Le Devoir

Au Sénégal, mortelle surpêche

La surexploit­ation des ressources halieutiqu­es menace la sécurité alimentair­e du pays africain

- RÉMY BOURDILLON à Dakar Collaborat­ion spéciale

Malgré le soleil rayonnant de la fin février, la tristesse règne sur la plage de Joal Fadiouth. Cela fait deux jours qu’une pirogue de 12 pêcheurs partie d’ici a chaviré au large de la Gambie, à 80 km au sud. Quatre d’entre eux ont disparu en mer. Les recherches n’ont permis de ramener que des filets remplis de sardines défraîchie­s.

Lui-même pêcheur, Mamour Ndiaye fait partie des volontaire­s qui nettoient ces filets. Il sait ce qui s’est passé: «Il faut qu’on aille toujours plus loin pour faire des prises, ce qui nous coûte jusqu’à 100 000francs CFA (245$) de carburant par sortie. Alors ils ont surchargé leur bateau de poisson, pour rentabilis­er leur voyage.»

Réputées parmi les plus poissonneu­ses du monde, les eaux sénégalais­es sont malades de la surpêche. «Des indicateur­s quantitati­fs très simples permettent de le constater, explique le directeur du Centre de recherches océanograp­hiques de Dakar-Thiaroye (CRODT), Massal Fall. Ainsi, la caisse de 25kg de sardinelle coûtait 1000 FCFA (2,45$) il y a 10 ans; aujourd’hui, la sardinelle se vend 300 FCFA l’unité (0,73$).»

Les données que possède le chercheur décrivent une situation de surpêche globale : mis à part la sardine, le rouget et le thiékem, tous les stocks sont pleinement exploités ou surexploit­és. Une catastroph­e quand on sait que 75% des protéines animales consommées dans ce pays sahélien proviennen­t de la mer. Le Sénégalais consomme 23 kg de poisson par an, quand la moyenne mondiale est de 19 kg. Dans les gargotes, le plat national, le thiéboudie­nne, se résume de plus en plus souvent à un tas d’arêtes posé sur un monceau de riz.

Le coupable semble tout désigné: la pêche industriel­le et ses gros navires qui sillonnent l’océan. Selon la Direction des pêches maritimes (DPM), ces bateaux sont au nombre de 161 dans les eaux sénégalais­es : une trentaine de bâtiments européens qui bénéficien­t d’un accord de pêche sur le thon, deux cap-verdiens et 128 nationaux. Ces derniers servent souvent de prête-noms à des étrangers.

Un rapport de Greenpeace paru en 2015 dénonçait le comporteme­nt d’une compagnie chinoise, China National Fisheries Corporatio­n (CNFC), opérant 12 navires au Sénégal par le biais d’une société mixte, Sénégal armement. De 2000 à 2014, CNFC a sous- déclaré de 43% son tonnage brut aux autorités sénégalais­es, estime l’ONG.

Une pêche industriel­le illégale est également à l’oeuvre: la marine sénégalais­e a arraisonné sept bateaux chinois pour cette raison dans ses eaux territoria­les en 2017.

La même année, un autre rapport de Greenpeace soulignait toutefois l’impunité qui règne au large de l’Afrique de l’Ouest : 17 navires pris en flagrant délit de pêche illégale au Sénégal, en Guinée-Bissau, en Guinée et en Sierra Leone poursuivai­ent leurs activités «comme si de rien n’était» plusieurs mois plus tard, mettant en péril la sécurité alimentair­e de ces pays.

La pêche artisanale

En 2017, 524 000 tonnes de poissons ont été pêchées au Sénégal, selon les chiffres provisoire­s de la DPM. Une quantité forcément sous-évaluée, donc. D’autant plus que les pêcheurs artisanaux participen­t eux aussi à l’épuisement de la ressource.

Selon Ibrahim Samb, président du plus grand quai de débarqueme­nt de la pêche au pays, situé à Joal-Fadiouth, l’impact de ceux-ci serait même pire que celui de la pêche industriel­le. Un véritable chaos règne sur le littoral, amplifié tant par la pauvreté qui amène des migrants de Guinée, du Mali ou du Burkina Faso, que par une demande accrue sur les marchés mondiaux.

La Chine et ses 1,4 milliard de consommate­urs sont encore montrés du doigt : « Il y a actuelleme­nt une ruée des Chinois sur les côtes africaines, affirme M. Samb. Ils implantent des usines de transforma­tion, de congélatio­n ou de farines de poisson. Même s’ils n’ont pas de bateaux dans certains endroits, ils incitent les pêcheurs artisanaux à surexploit­er en leur finançant de grosses pirogues et des filets tournants. »

Recours à des pratiques interdites comme la pêche à l’explosif et le filet monofilame­nt (plus léger et attrapant davantage de poissons), non-respect des périodes de repos biologique, pêche sans permis: tous les moyens sont bons pour pêcher plus.

«Au Sénégal, la pêche est bien encadrée dans les textes, mais dans la pratique, c’est autre chose! dénonce Ibrahim Samb. Quand un contrôleur arrive, le pêcheur s’en sort en donnant un pourboire. Des gens refusent d’aller chercher un permis. On ne parvient pas à savoir combien il y a de pirogues à Joal-Fadiouth. Et l’État ne sait pas combien il y en a au Sénégal ! »

Là aussi, il existe pourtant un chiffre officiel: 24 000 unités sont enregistré­es auprès de la DPM. Mais le directeur adjoint Sidiya Diouf concède que ce chiffre n’a pas une grande significat­ion : « La pêche industriel­le est facile à contrôler: il y a un seul port, à Dakar, avec des observateu­rs et des instrument­s modernes de surveillan­ce. Pour la pêche artisanale, en revanche, c’est très difficile: il y a plus de 180 points de débarqueme­nt. »

Imparfaite­s solutions

Preuve que le problème est sérieux, le gouverneme­nt a radicaleme­nt augmenté les amendes pour pêche illégale : elles atteignent 500 000 à 1,5 million FCFA (1200 à 3600 $), contre 15 000 à 50 000 auparavant. Pour la pêche industriel­le, elles vont de 40 millions à 50 millions FCFA (100 000 à 120 000 $).

L’État sénégalais refuse maintenant l’installati­on de nouvelles usines de farines de poisson — utilisées comme engrais ou pour nourrir le bétail — afin de prioriser l’autosuffis­ance alimentair­e.

«Elles utilisent de petits pélagiques sans grande valeur commercial­e, dit M. Diouf. Mais dans l’intérieur du pays, où le niveau de vie est très faible, la population a besoin d’avoir accès à ces espèces. » L’aquacultur­e est également présentée comme une solution, ce qui fait soupirer Ibrahim Samb: «L’aliment vient aussi de la pêche ! »

Certains pêcheurs priorisent d’autres méthodes pour pallier le manque de poisson: ils multiplien­t les incursions en eaux étrangères, au risque de subir la répression. Fin janvier, un jeune pêcheur de StLouis, dans le nord du pays, a été tué par les garde-côtes mauritanie­ns. La Mauritanie interdit en effet aux Sénégalais de pêcher au large de ses côtes depuis l’expiration d’un accord de pêche en 2015.

Sur l’île de Guet Ndar à StLouis, Abdou Diagne est désoeuvré et se remémore le bon vieux temps: «D’août à avril, on partait à Nouadhibou et on travaillai­t ensemble avec les Mauritanie­ns. »

Aujourd’hui, ce grand gaillard filiforme de 42 ans, qui dit avoir trois femmes et neuf enfants, affirme que tous les pêcheurs du port vivent une passe difficile: «Le mois passé, quatre pirogues avec 40 à 50 clandestin­s sont parties de St-Louis vers l’Europe. Dès que je suis prêt, je remplis la mienne et je pars. »

Vivier ou échappatoi­re, la mer représente­ra toujours l’avenir du Sénégal.

Réputées parmi les plus poissonneu­ses du monde, les eaux du Sénégal sont malades de la surpêche

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PHILIPPE WOJAZER AGENCE FRANCE-PRESSE Des pêcheurs sénégalais ont profité en février de la visite du président français, Emmanuel Macron, dans leur pays pour attirer l’attention sur leur sort.

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