L’histoire populaire finira-t-elle au bac à recyclage ?
Un manifeste demande un soutien adéquat aux services d’archives privées, gardiens de la mémoire collective des gens ordinaires
ÀSaint-Jérôme, la Société d’histoire de la Rivière-du-Nord lance aujourd’hui un manifeste pour mobiliser les Québécois afin de sauvegarder les services d’archives privées, reconnus par le gouvernement mais laissés de plus en plus à eux-mêmes en matière de financement. Intitulé Ensemble, assurons le futur de notre passé, ce texte plaide pour le maintien et la protection dans leur milieu des archives québécoises.
«Devant la menace qui pèse sur la survie de plusieurs services d’archives privées agréés du Québec et, par voie de conséquence, sur les richesses collectives qu’ils conservent, protègent et valorisent», les signataires demandent aux différentes instances publiques de voir à «assurer leur maintien, leur accessibilité au public et leur pérennité ».
Au nombre des premiers signataires du manifeste, on trouve Gilles Desjardins, le
scénariste des Pays d’en haut, ainsi que les principaux comédiens de cette série télévisée, dont Antoine Bertrand, qui y incarne le tonitruant curé Labelle, et Paul Doucet, le comédien qui interprète le sulfureux journaliste Arthur Buies. «Quand tu te fermes à la mémoire, quand tu abandonnes les centres d’archives et les savoirs des gens qui les animent, c’est le prélude à la fermeture d’un attachement à la région », dit le scénariste en entrevue.
Tous dénoncent «un véritable cercle vicieux où la performance exigée» par le gouvernement « dépend du financement et où le financement est tributaire de la performance», ce qui entraîne, disent-ils, des absurdités. «On demande aux services d’archives d’être plus performants avec peu ou pas de soutien financier. » La moyenne nationale de financement pour les centres d’archives est de 30 150 $.
«En raison du sous-financement, plusieurs services d’archives privées devront éventuellement fermer leurs portes. Les archives ne seront plus accessibles dans leur région d’origine, là où elles sont le plus utiles. Si l’on n’agit pas maintenant, c’est la mémoire collective du Québec qui risque de s’éteindre et de tomber dans l’oubli », ajoutent les signataires du manifeste.
Les gens ordinaires
Auteur des séries télévisées Musée Éden et Les pays d’en haut, féru d’histoire, Gilles Desjardins affirme que ses séries pour la télévision auraient été absolument impensables sans l’apport de fonds d’archives comme ceux que préserve et diffuse la Société d’histoire de la Rivière-du-Nord. «Sans soutien, ils vont fermer, comme bien d’autres! Pourtant, les petits fonds d’archives sont animés par des passionnés qui connaissent leur sujet. C’est par là que tout commence.»
L’archiviste et directrice de cette société, Linda Rivest, déplore la situation faite aux centres d’archives malgré des efforts locaux décuplés à la suite des compressions du gouvernement. «Depuis 2014, la Société d’histoire de la Rivière-du-Nord est reconnue par le gouvernement, mais elle ne reçoit aucune enveloppe budgétaire.» Deux personnes y travaillent néanmoins à temps plein, grâce à la multiplication de demandes de soutien pour des projets isolés et particuliers. «On met de côté notre mission, qui est de préserver, acquérir et diffuser, pour se consacrer au financement», explique Mme Rivest au Devoir. « Les décideurs ne peuvent plus rester les bras croisés devant la situation des archives québécoises », plaide-t-elle.
Gilles Desjardins n’en revient pas qu’on prête si peu d’attention à l’importance de ces centres qui détiennent les clés du passé québécois. « Les petits fonds, c’est vraiment la base pour notre histoire. Les lettres d’amour, les lettres de tous les jours, les photos et des indices qui permettent d’avoir une idée neuve sur la vie des gens ordinaires, tout cela se trouve dans ces lieux.» Et sans ces lieux, croit le scénariste à succès, «on va se retrouver un jour avec seulement une histoire officielle, celle des grands personnages qui lèguent leurs archives parce qu’ils sont conscients qu’on écrira un jour sur eux. Il nous manquera la vie du monde ordinaire. Aujourd’hui, quand les gens trouvent des lettres et des photos dans des boîtes à chaussures, jamais ils ne pensent à donner ça aux archives nationales. La seule ouverture vers la conservation de ces trésors pour les générations futures tient à ces petits centres animés par des passionnés. Sinon, ça va aux poubelles!» Et si on jette tout de la vie du monde ordinaire, soutient-il, c’est tout un pan de la richesse d’une collectivité qui sera effacé à jamais.
Pour l’historienne Andrée Lévesque, professeure émérite de l’Université McGill, cette situation faite aux archives «fait partie d’un obscurantisme des pouvoirs en place ». Depuis 2010, Andrée Lévesque dirige les Archives Passe-Mémoire, un centre voué à la collecte et à la conservation des écrits personnels, tels des journaux intimes et de la correspondance. «Les archives nationales ne peuvent pas tout prendre. Ils n’ont pas de place ni le personnel. Il faut savoir qu’eux aussi ont subi des coupes ! Les archivistes là-bas travaillent déjà comme des fous. Aussi les centres d’archives privées ont-ils un rôle important à jouer pour les collectivités. Les gens vont tout jeter si on ne s’en occupe pas. Ces centres jouent un rôle très important», dit l’historienne en entrevue.
«Je suis attaché au patrimoine, mais encore plus à la vie des petites gens, explique Gilles Desjardins. Les Laurentides, par exemple, c’est une histoire de courage insensé qui est préservée, en bonne partie, par ces fonds d’archives locaux. »
Desjardins parle avec passion de petits trésors qui l’ont aidé à donner un nouveau sens à la vie des gens des Laurentides. «Je pense notamment à une photo exceptionnelle, où on voit le curé Labelle en visite chez des colons de Saint-Jovite. Ils n’ont rien. Les enfants sont pieds nus sur le balcon. Mais ce colon a reproduit l’église de Saint-Jovite et un train, la promesse du train, la promesse de l’avenir. Tout est là! Eh bien, cette photo, comme bien d’autres, on ne l’aurait pas connue si ce centre d’histoire ne l’avait pas d’abord sauvée. »
Jointe par Le Devoir, la présidente du Regroupement des services d’archives, Karine Savary, n’avait pas lu encore le manifeste lancé ce jeudi. Elle se réjouissait néanmoins vivement de voir des initiatives locales être lancées pour résoudre « un vrai problème collectif ».