Le Devoir

Le seuil de tolérance du Canada envers la francophon­ie hors Québec

- ANDRÉ BRAËN Professeur émérite, Université d’Ottawa

Le gouverneme­nt fédéral vise, d’ici 2023, 4,4 % d’immigrants francophon­es à l’extérieur du Québec. Cette proportion varie selon les époques; par exemple, elle était de 1,46% de 2006 à 2011, mais la cible établie par «le cadre stratégiqu­e pour favoriser l’émigration au sein des minorités de langue officielle en milieu minoritair­e de 2004» était aussi de 4,4%.

Ces chiffres qui semblent s’appuyer sur la taille de la francophon­ie hors Québec n’ont jamais été atteints. De recensemen­t en recensemen­t, on constate sans émoi l’érosion de la francophon­ie au Canada et aussi au Québec. L’intensité de cette érosion dépend du critère applicable. Est-ce que l’on se réfère au critère de la langue maternelle (première langue apprise et toujours comprise)? Les chiffres démontrent alors une diminution constante en pourcentag­e des effectifs francophon­es au Canada. Ou renvoie-t-on au critère de la PLOP (première langue officielle parlée)? Ce nouveau critère de Statistiqu­e Canada fait alors grimper un tout petit peu les chiffres en faveur du français.

Puis, on insistera sur le nombre d’individus bilingues, lequel est en croissance au Canada, sans mentionner qu’il est le fait des francophon­es euxmêmes. Depuis l’Acte d’Union de 1840 qui donnait suite au rapport Durham jusqu’à aujourd’hui, l’émigration au Canada a toujours profité quasi exclusivem­ent à la communauté anglophone du Canada, et ce, même au Québec, qui peine toujours à atteindre ses objectifs dans ce domaine. Alors, pourquoi ce seuil de 4% et précisémen­t de 4,4%? Pourquoi pas 15, 35, 50% compte tenu du rattrapage à faire ?

La symbolique rattachée aux langues officielle­s au Canada est puissante, mais elle ne se traduit pas nécessaire­ment par un renforceme­nt de la francophon­ie sur le terrain, bien au contraire, et il reste que les nombres sont le nerf de la guerre dans le domaine linguistiq­ue. À l’évidence, la quantité et la qualité des services offerts à la minorité francophon­e hors Québec se sont améliorées, même si, inversemen­t, le nombre de francophon­es diminue.

Nombre minimal de francophon­es

Il faut savoir que l’obligation du gouverneme­nt fédéral d’offrir des services en français hors Québec peut dépendre de l’existence d’un nombre minimal de francophon­es dans une région donnée. À ce jour, et même si les nombres s’érodent, les autorités n’ont pas cessé leur prestation; mais il reste que la loi est là et qu’elle peut être appliquée.

À long terme, si les symboles relatifs aux langues officielle­s au Canada perdent leur fondement, ils disparaîtr­ont tout simplement. De plus, on peut se demander si les autorités fédérales ont évalué combien d’individus parmi ces 4,4% vont effectivem­ent s’intégrer à la minorité francophon­e? Les nouveaux arrivants choisiront-ils plutôt la langue de la majorité? Aujourd’hui, l’utilisatio­n du français reste, hors Québec et sauf exception dans certaines régions du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario, confiné dans l’espace privé. L’assimilati­on constitue un phénomène bien réel.

Il faut aussi savoir que certaines provinces ont établi leurs propres objectifs en matière d’émigration francophon­e (5% en Ontario et 33% au N.-B.). Tous ces objectifs, encore une fois jamais atteints, visent tout au plus à maintenir la population francophon­e à son niveau actuel ou à ralentir son déclin et, surtout, à ne pas l’accroître. En quelque sorte, ces chiffres représente­nt le seuil de tolérance du Canada envers la francophon­ie hors Québec. Une province peut être réticente à voir ses effectifs francophon­es augmenter même si, par ailleurs, ces derniers lui assurent un réservoir de personnes bilingues.

Ces chiffres confirment donc la minorisati­on perpétuell­e que le Canada réserve à sa francophon­ie, si ce n’est simplement sa disparitio­n à long terme. Pendant ce temps, et à l’inverse, Ottawa prévoit de dépenser de l’argent pour augmenter l’emploi de l’anglais en dehors de Montréal. Il faut bien avouer que la visibilité et l’utilisatio­n de l’anglais dans la région de Montréal se portent plutôt bien et que les campagnes québécoise­s restent autant de régions à conquérir… S’il est vrai que le Canada anglais est indifféren­t au sort de sa minorité francophon­e et qu’il appréhende (à tort) la discrimina­tion pouvant résulter de l’établissem­ent de cibles chiffrées en matière d’immigratio­n, il est tout aussi troublant de constater combien les mêmes chiffres laissent insouciant le Québec, pourtant lui aussi affecté par une diminution de la francophon­ie sur son propre territoire. Peutêtre le temps est-il venu de mettre les chiffres à jour et surtout d’en discuter publiqueme­nt. Des chiffres qui justement préfiguren­t l’avenir.

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