Sacrifier un Chagall pour sauver une oeuvre mystère
Le secret entoure l’acquisition que souhaite financer l’institution muséale
Le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) à Ottawa vendra La tour Eiffel, un des deux tableaux du peintre Marc Chagall (1887-1985) qu’il possède, aux enchères de Christie’s à New York le 15 mai. L’aliénation de cette pièce de la collection devrait rapporter entre 8 et 10 millions. «On veut sauver une autre oeuvre, qu’on estime plus importante dans l’histoire de l’art et pour le patrimoine canadien, qui va quitter le Canada sinon et sur laquelle on a un premier droit de refus. Alors, il faut faire des sacrifices», a indiqué au Devoir le directeur général du MBAC, Marc Mayer.
« Peint à Paris en 1929 pendant la période la plus heureuse de la vie de l’artiste, indique en anglais le site de Christie’s, ce chef-d’oeuvre est autant une ode à Bella, la femme de Chagall, qu’à la ville qui a vu leur amour fleurir.» Acheté en 1956 de la Pierre Matisse Gallery de New York par le MBAC pour 16 000 $, le tableau devrait, selon les observateurs, quitter le Canada à la suite des enchères.
Vendre un tableau à l’étranger pour en sauver un qui doit rester ici. C’est la logique qui guide le MBAC dans une décision cruelle, puisque, comme le souligne M. Mayer, «on n’a jamais trop de Chagall dans un musée. […] C’est la première fois depuis 1880 que ça nous arrive de nous sentir obligés de protéger une oeuvre qui est plus importante qu’une autre — d’une valeur culturelle supérieure, dans l’histoire de l’art et pour le patrimoine canadien. C’est un geste qu’on regrette de devoir faire. On a épuisé nos autres possibilités: contacter des mécènes, etc. Il nous faut trouver l’argent. Sinon, elle va quitter le pays, des musées sont prêts à l’acheter
immédiatement. Notre budget d’acquisition est de 8 millions de dollars canadiens par année, et l’oeuvre en vaut presque autant», soit quelque 6 millions, avance M. Mayer.
Quelle est cette oeuvre qu’il serait «tragique que le pays perde»? Le propriétaire-vendeur ayant exigé l’anonymat ainsi que celui de la pièce, impossible d’avoir une réponse. «Il aimerait lui aussi que l’oeuvre reste ici. C’est un objet d’importance patrimoniale au pays.» Les artistes d’ici vendent rarement à ces prix stratosphériques. Aux enchères, Mountain Forms de Lawren Harris a trouvé preneur pour 11,2 millions en 2016, et Vent du nord, de Jean-Paul Riopelle, pour 7,4 millions en 2017, selon CBC. Serait-ce plutôt une oeuvre de grand maître dont le sujet est canadien? Les spéculations sont nombreuses dans le milieu des arts visuels. «Je ne peux même pas vous dire si c’est une oeuvre canadienne ou pas. Je ne peux en dire plus et je le regrette, la situation serait tellement plus facile pour moi et pour le musée!» explique M. Mayer.
«On a pensé aussi vendre plusieurs petites choses moins importantes qui restent dans la réserve, poursuit le directeur, mais il y avait le risque qu’elles ne se vendent pas toutes, et qu’on ne touche pas le montant nécessaire à l’acquisition, alors qu’on a une valeur sûre, avec un Chagall qui va faire plaisir au marché et aux collectionneurs privés.» Le procédé a été accepté à l’unanimité par les deux conservateurs, le conservateur en chef et les cinq conseillers du conseil d’administration.
Vision nationale ou internationale?
Une décision inacceptable pour Ninon Gauthier, présidente de l’International Association of Art Critics Canada. «C’est d’une bêtise monumentale. Ce patrimoine nous appartient. C’est un tableau majeur, reproduit maintes fois. Le patrimoine d’un musée national ne doit pas se réduire à des oeuvres nationales, à une vision qui se regarde le nombril. Il faut aussi avoir une vision internationale. Il faut aller chercher l’argent ailleurs, quitte à solliciter davantage le gouvernement, qui ne donne pas assez aux arts visuels.» La spécialiste de Marcel Barbeau rappelle que plusieurs artistes canadiens ont été inspirés par Chagall, comme Barbeau, Jean Dallaire, Léon Bellefleur, et plusieurs artistes juifs de Montréal telle Ghitta Caiserman-Roth. Madame Gauthier souligne aussi l’importance diplomatique de pièces comme celles de Chagall, souvent prêtées à d’autres musées, partout sur la planète, qui contribuent ainsi à la visibilité et au prestige de l’institution qui les possède. La critique réagit également fortement au principe d’aliéner des oeuvres, d’en départir une collection muséale.
Aliéner des oeuvres d’art
L’aliénation, explique Yves Bergeron, professeur de muséologie à l’UQAM, est une question délicate, parce qu’elle peut s’appliquer à toutes sortes de cas fort différents, et parce que les collections se construisent sur une longue période. Les manières varient d’un continent à l’autre. En Europe, les objets qui entrent au musée deviennent inaliénables. Aux États-Unis, les musées, privés, la pratiquent à l’occasion, dans certains cas pour financer d’autres activités de l’institution. Ici, la loi qui a créé les musées nationaux en 1986 leur octroie le droit de se départir d’oeuvres pour améliorer, raffiner et corriger la collection, mais les cas restent rares, selon le titulaire de la chaire de recherche sur la gouvernance des musées. «Si un musée découvre qu’une oeuvre a été volée, par exemple, il peut l’aliéner pour la redonner à son propriétaire. Depuis quelques années, ici, les cas les plus importants ont touché des oeuvres autochtones que les communautés désiraient récupérer. Il peut y avoir des aliénations au profit d’un autre musée, pour valoriser un objet.» Au MBAC, les règles internes exigent que les sous obtenus par aliénation d’oeuvres ne servent qu’à en acquérir de nouvelles. Mais il est extrêmement rare, surtout au Canada, précise M. Roberge, qu’une oeuvre aliénée retourne «au privé». Ce qui explique peut-être, ne serait-ce qu’en partie, le tollé provoqué par l’annonce de la vente du Chagall.
La collection du musée, rappelle Marc Mayer, comprend toujours des estampes du peintre russo-français, une suite de dessins illustrant Daphnis et Chloé, et Souvenirs d’enfance, un Chagall plus important, selon le directeur, plus souvent emprunté, alors que « La tour Eiffel a été aussi souvent en réserve que sur des murs. On peut bien représenter Chagall avec ce qu’on a.» Le MBAC aliénera dans la foulée après les avoir offerts, comme La tour Eiffel, d’abord à 150 autres musées canadiens, un ancien portrait de momie égyptienne, deux bas-reliefs assyriens, de l’argenterie. Une broderie devrait être cédée à un autre musée du pays. «On espère trouver d’autres façons de sauver le patrimoine canadien. Mais le court délai, ici, nous oblige à agir ainsi. Je pense qu’on fait la bonne chose. Mon Dieu que ça faciliterait ma vie de pouvoir vous raconter toute l’histoire ! » soupire M. Mayer.
Est-ce que l’annonce de l’acquisition risque de nourrir, plus tard, la controverse, quand le public saura pour quelle oeuvre on a bradé un Chagall? «Ça m’étonnerait», répond Marc Mayer, serein face à la décision.