La migration des orgues
Des paroisses rivalisent de créativité pour redonner voix aux grands instruments
Elles se vident, leurs ressources s’amenuisent et elles perdent aussi la voix. Une petite proportion des églises qui veulent entretenir leurs orgues peuvent compter sur une aide gouvernementale, mais plusieurs paroisses doivent se montrer créatives pour financer l’onéreuse restauration des instruments vieillissants.
Réinstallé à quelque 290 kilomètres de sa paroisse d’origine, l’instrument centenaire de 945 tuyaux recommence à chanter. L’orgue Casavant de 1909 installé à l’église de Saint-Germain-de-Kamouraska, désormais fermée, a trouvé un nouveau toit à Durham-Sud, un village situé à proximité de Drummondville. Le
projet a été financé sans subvention du Conseil du patrimoine religieux du Québec (CPRQ), une situation similaire à celle d’autres petites paroisses québécoises.
La modernisation et le déménagement d’instruments ne sont pas admissibles au soutien du CPRQ, qui vise avant tout à financer les « travaux jugés essentiels au maintien de l’intégrité de l’instrument». Une aide financière aurait été envisageable pour restaurer l’orgue installé à Durham-Sud, mais les responsables estiment que l’évaluation du dossier aurait pris trop de temps. «On nous a dit que ça pourrait prendre quatre ans. De notre côté, l’orgue devait être sorti rapidement de l’église de Saint-Germain et ce n’était pas réaliste de l’entreposer en attendant», explique Martin Couture, maître de choeur à l’église Saint-Fulgence de Durham-Sud et responsable du financement du projet.
Le projet de Durham-Sud a coûté 32 000$, une somme que les villageois ont donc financée à 75% en «parrainant» symboliquement ses tuyaux, déboursant entre 10 et 200$ selon leur grosseur. «Évidemment, c’est symbolique, la valeur des tuyaux ne se mesure pas comme ça. Mais on s’est dit que cet instrument-là appartient à tout le monde et que ce serait bon que les gens se l’approprient», explique Martin Couture. Les noms des «parrains» seront inscrits sur une plaque attachée au buffet de l’orgue.
Le reste de la somme a été amassé avec les dons de la caisse populaire du village, d’une congrégation religieuse, du député provincial ainsi qu’avec les profits de concerts-bénéfice et de repas communautaires.
Nécessaire adaptation
L’orgue a nécessité une remise en état importante. Les sommiers et les soupapes ont été restaurés, le pédalier a été refait au complet. «Toutes les pièces mobiles sont reliées par du cuir et sur un instrument fabriqué en 1909, c’est sûr qu’il s’était désagrégé beaucoup», ajoute l’ébéniste responsable des travaux à Durham-Sud, Christian St-Pierre.
Disposant de ressources plus limitées, les petites communautés doivent ainsi adapter leurs méthodes de travail. «Dans les petits villages, l’aide des bénévoles est parfois un critère inscrit au contrat», explique M. St-Pierre.
En considérant ces budgets restreints, les facteurs d’orgues québécois sont eux aussi amenés à ajuster leurs services, remarque Jean-Félix Bellavance, dont l’entreprise a participé aux travaux à Durham-Sud. Le facteur d’orgues note qu’il est désormais fréquent d’offrir des plans d’entretien répartis sur plusieurs années pour éviter de contraindre les églises à amasser rapidement de grosses sommes. « [Les restaurateurs] n’ont pas le choix de penser à des solutions de rechange, parce que les paroisses n’ont plus d’argent de toute façon, reconnaît-il. Si on pense “trop serré” et qu’on ne déroge pas du prix initial, on perd la partie.»
Soutien gouvernemental
Entre 1996 et 2018, 4,78 millions de dollars ont été accordés par le CPRQ pour financer la restauration de 59 orgues. Près de la moitié de cette somme a servi à subventionner des travaux majeurs dans sept églises, dont les instruments comportaient un intérêt patrimonial plus important.
Plusieurs aspects sont étudiés afin de justifier cet intérêt, explique Martin Yelle, membre du comité des orgues du CPRQ, un regroupement d’experts devant choisir les instruments qui devraient être restaurés en priorité. Les critères patrimoniaux comprennent la localisation de l’orgue — il faut préserver tout autant les instruments des régions que ceux des grands centres urbains —, mais aussi la rareté de son style et sa conservation par rapport à son état d’origine.
Le comité estimait en 2015 qu’il y avait environ 1200 lieux de culte au Québec pourvus d’un orgue à tuyaux; son travail aurait donc recommandé depuis 1996 la restauration de 4,9% du «parc» d’instruments de la province. «C’est clair qu’on fait face à des choix déchirants, admet Martin Yelle. C’est parfois difficile de dire à une collectivité qui veut restaurer son instrument qu’il est moins intéressant sur le plan patrimonial, mais en même temps, il faut reconnaître que le financement de l’État n’est pas éternel. »
Décloisonner l’instrument
Le président du comité de l’orgue de Vald’Or, Luc Létourneau, insiste pour dire qu’il ne faut pas confondre la valeur de conservation et la valeur culturelle. «C’est sûr que quand un orgue a été maintenu dans son état d’origine, il y a un intérêt patrimonial à le conserver. Mais ça ne veut pas dire qu’il a le plus beau son au monde. »
M. Létourneau, qui a chapeauté le déménagement de l’orgue des Soeurs de l’Assomption de la Sainte Vierge vers l’église Saint-Sauveur de Val-d’Or, croit que cette valeur culturelle de l’instrument devrait dépasser l’univers religieux. «Au Québec, on a la chance dans presque chaque village d’avoir une église en voûte, qui est un des plus beaux vaisseaux sonores qui existent. Il faut arrêter de voir ça comme un héritage passé et il faut se demander comment on peut le revaloriser et le redonner à la communauté. »
Selon lui, cette revalorisation passe par une démocratisation de l’instrument. À l’église Saint-Sauveur, cela se manifeste notamment par un partenariat avec l’Orchestre symphonique de Val-d’Or et avec le Conservatoire de musique, qui entend former de nouveaux organistes.
La volonté de décloisonner l’instrument trouve ses échos à Durham-Sud. «J’ai bien espoir que ça attire des gens, même ceux qui ne viennent pas à la messe. Le Requiem de Mozart sera d’ailleurs présenté à l’église en mai », note Christian St-Pierre, marquant une pause pour écouter les tuyaux de la mixture en plein accordage. «Pour les villages, c’est encore important de préserver les églises, et une des façons de les valoriser, c’est d’y maintenir la vie. »