Le Devoir

La gestation pour autrui, une « pratique sans contrainte » ?

- CÉLINE LAFONTAINE Professeur­e titulaire au Départemen­t de sociologie, Université de Montréal JANIE GAGNÉ Candidate au doctorat au Départemen­t de sociologie, Université de Montréal MAXIME WOLFE Candidat au doctorat au Départemen­t de sociologie, Univer

On apprenait le 27 mars dernier que le député libéral Anthony Housefathe­r souhaite déposer prochainem­ent un projet de loi à la Chambre des communes visant à décriminal­iser la rémunérati­on des mères porteuses. Aussi brutal puisse-t-il paraître, ce projet a le mérite de replacer le débat sur les véritables enjeux de cette pratique au-delà des discours sirupeux entourant l’altruisme mystique et la vision idéalisée du don de soi des mères porteuses.

Selon la Loi sur la procréatio­n assistée adoptée en 2004, il est interdit de «rétribuer une personne de sexe féminin pour qu’elle agisse à titre de mère porteuse, d’offrir de verser la rétributio­n ou de faire de la publicité pour le versement d’une telle rétributio­n» (article 6 (1)). Considéran­t cette clause comme une entrave au droit individuel, le député Housefathe­r soutient que la rémunérati­on des mères porteuses est une avenue économique valable dans la mesure où les femmes choisissen­t librement de louer leur corps à des couples ne pouvant répondre à leur désir d’avoir un enfant.

Non seulement ce projet participe d’un féminisme néolibéral où libertés individuel­les et logiques de marché s’entrecrois­ent intimement pour laisser place à une commercial­isation du corps des femmes, mais il semble complèteme­nt aveugle aux principes d’égalité, de solidarité et d’émancipati­on propre à l’histoire du mouvement féministe. En effet, comment peut-on prétendre, au nom de la liberté de disposer de soi, qu’une réelle émancipati­on des femmes s’effectuera­it par une mise à dispositio­n des corps reproducte­urs? C’est d’ailleurs l’argument du respect de leur capacité décisionne­lle que le député mobilise lorsqu’il avance que «les femmes pauvres peuvent améliorer leur situation financière en devenant mères porteuses, du moment qu’elles font un choix sans contrainte ».

Or, il s’avère inquiétant qu’un député libéral ne conçoive pas la pauvreté comme une contrainte en soi, mais, au contraire, comme une condition dont les femmes pourraient aisément s’extraire si elles louaient leur appareil reproducte­ur. Devant un tel angélisme qui voit dans la programmat­ion et la vente d’enfants une source d’empowermen­t pour les femmes pauvres, on voit mal comment on pourrait combattre les enjeux réels de l’appauvriss­ement et des inégalités de genre.

Par ailleurs, pour notre cher député, l’état actuel du droit contraint les couples fortunés canadiens à se rendre aux États-Unis, où ils peuvent payer pour obtenir des ovules ou les services d’une mère porteuse. Donc, au nom du désir d’individus nantis d’avoir un enfant on légitime une marchandis­ation du corps des femmes et des enfants. Les propos du député participen­t à instrument­aliser la pauvreté dans laquelle nombre de femmes se retrouvent en leur attribuant une utilité sociale (celle d’être mère porteuse) et à rendre invisible un processus de génétisati­on des identités.

Il importe de rappeler que la gestation pour autrui s’accompagne généraleme­nt d’une sélection de gamètes, qu’elles proviennen­t des parents d’intention, du don d’une connaissan­ce ou de banques d’ovules ou de sperme. Si ce projet de loi replace la gestion pour autrui dans ses dimensions économique­s et consuméris­tes, il ne donne toutefois pas de réponse quant à la valeur socialemen­t attribuée à la grossesse et à l’enfant qui en résulte. En d’autres mots, combien vaudra la mise au monde d’un enfant dans une société où la gestation pour autrui sera reconnue comme un travail? Finalement, la vraie fonction des mères porteuses ne serait-elle pas celle décrite par la sociologue Sylvie Martin dans son livre Le désenfante­ment du monde, soit celui d’un utérus artificiel? Car si une telle machine existait, la question de la gestation pour autrui disparaîtr­ait.

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PHILIPPE HUGUEN AGENCE FRANCE-PRESSE Au nom du désir d’individus nantis d’avoir un enfant, le projet de loi du député Anthony Housefathe­r légitime une marchandis­ation du corps des femmes et des enfants.

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