Le Devoir

Humoristes, engagez-vous !

En marge du Dr. Mobilo Aquafest, des comiques réfléchiss­ent à la reprise du rôle social du rire

- DOMINIC TARDIF Collaborat­eur DR. MOBILO AQUAFEST Du 6 au 14 avril drmobilo.com

L’humour engagé et politique effectuera­it-il un retour sur nos scènes? Réflexion sur le rôle social de la parole comique, en compagnie de quelques participan­ts du Dr. Mobilo Aquafest, qui débute ce soir.

L’observatio­n appartient à Colin Boudrias, mais c’est son amie Léa Stréliski qui nous la rapporte gentiment. «Il y a tellement longtemps eu une vague d’humoristes qui disaient rien du tout que maintenant, il suffit de dire deux, trois choses un peu politiques pour être qualifié d’humoriste engagé. »

D’accord, mais posons quand même la question: de plus en plus de comiques n’osent-ils pas la critique virulente de toutes les formes d’oppression? Le premier solo qu’étrenne présenteme­nt Virginie Fortin partout au Québec, Du bruit dans le cosmos, se conclut par exemple sur un numéro durant lequel l’humoriste, pourtant jusqu’ici pas spécialeme­nt associée à l’indignatio­n ou à la colère, répond aux esprits nuancés qui la traitent sur les réseaux sociaux de « féminazi ».

Au-delà des figures dont l’humour puise une bonne partie de sa matière première dans les journaux (Louis T, Guy Nantel, Les Zapartiste­s, Daniel Lemire), les Adib Alkhalidey, Mehdi Bousaidan ou Maude Landry semblent tous au minimum habités par le désir que leur parole humoristiq­ue cesse d’être cet instrument d’ostracisme — des gagne-petit, des membres de la communauté LGBTQ, des femmes, des autochtone­s — qu’il a longtemps été.

«Il y a une forme d’engagement plus à gauche, plus subversive, qui émerge, oui, mais tous les humoristes sont vraiment engagés, en fait. C’est juste qu’ils sont pour la plupart engagés à reconduire les relations de domination et les rapports sexistes, ou à faire la promotion de multinatio­nales mortifères», commente Fred Dubé, qui anime samedi au théâtre Fairmout à l’occasion du Dr. Mobilo Aquafest un gala du Front commun comique, se mesurant au complexe sujet du pouvoir.

Fidèle à ses habitudes, le «regroupeme­nt d’humoristes et de gens du milieu de l’humour qui ont à coeur le bien commun, la justice sociale et les idées progressis­tes» y entremêler­a fous du roi et intellectu­els (dont la sémiologue Marie-Christine Lemieux-Couture). Même le très sérieux Alain Deneault prenait le crachoir lors d’un récent événement sur l’austérité, parce que, selon Fred Dubé, «il n’y a rien de plus dangereux que de créer des liens entre des gens qui ne se parleraien­t pas autrement».

Humoriste dégagé

Guillaume Wagner, qui en plus d’être du Front commun comique présente du nouveau matériel les 7 et 9 avril au Fairmount, rejette carrément l’étiquette « humour engagé ». « Être humoriste, c’est communique­r son point de vue sur le monde, sur les petits sujets comme les grands, explique-til. J’ai l’impression que cette case d’humoriste engagé permet aux gens du grand public d’éviter d’aller écouter des artistes qui risquent d’avoir des opinions différente­s des leurs. Si on est pour employer le terme d’humoriste engagé, j’exige qu’on utilise aussi le terme d’humoriste dégagé. »

La conscience sociale animant certains des humoristes de sa génération correspond­rait peut-être davantage à la courbe d’apprentiss­age naturelle d’un artiste de scène devant d’abord maîtriser ses outils, avant de les employer à déboulonne­r des statues. «George Carlin a fait des années d’humour d’observatio­n avant de se lancer dans les grands sujets. Ici, au Québec, on aime consommer nos humoristes dès leurs premiers pas, avant même qu’ils aient trouvé ce qu’ils ont vraiment envie de dire», suggère Wagner alors que nous évoquons son premier spectacle (2012), certes déjà habité par l’indocilité, mais qui fustigeait moins clairement les puissants que ses plus récents numéros.

Léa Stréliski, elle aussi du Front commun comique de samedi, envisage surtout les sujets sérieux — le mouvement #MeToo, par exemple — comme des occasions de provoquer des rires émanant à la fois de la tête, du coeur et du ventre. «L’humour est un luxe que tous les sujets peuvent se payer», plaide joliment celle qui assure présenteme­nt les premières parties de Louis T. « C’est mettre de la lumière sur quelque chose de noir. Alors, même si ce n’est pas mon premier objectif, il y a quelque chose d’excessivem­ent trippant à réellement dire quelque chose, ou à aider les filles à se sentir plus fortes. Faire rire de bon coeur avec un sujet grave, c’est quelque chose d’humainemen­t extraordin­aire.»

«Ma blonde est tellement niaiseuse… »

Assisterio­ns-nous donc aux derniers jours de l’humour ne voyant pas de mal à ce que la blonde de celui qui tient le micro hérite toujours du rôle de la niaiseuse de service? Fred Dubé n’en est pas si sûr. «J’ai vu tous les galas Juste pour rire et ComediHa! cette année et de la blague sur les femmes, les prostituée­s, les grosses, les Arabes, il y en a encore en masse. Je regarde ça, je me prends la tête à deux mains et je me la frappe sur le mur. »

«Plutôt que d’embrasser le changement, je sens une grande résistance chez bien des gens, un énorme backlash par rapport à tous les mouvements sociaux, ajoute Guillaume Wagner. Tu leur parles de décence humaine et ils te

traitent de social justice warrior, ce qui est plutôt amusant quand on y pense. Ça chiale sur les «précieux progressis­tes fragiles qui exigent des safe spaces [espaces sûrs], mais ça veut que le monde soit un safe space pour leurs platitudes insensible­s et cruelles. Ils s’offusquent de cette gauche victimaire, mais se placent constammen­t en victimes ne pouvant plus rien dire à cause du méchant politicall­y correct. Naviguer là-dedans, dans un milieu aussi pop que l’humour, c’est quelque chose. Mais malgré mon pessimisme, la quantité d’artistes de qualité est hallucinan­te. Le public qui a envie de se faire brasser un peu a beaucoup de choix. »

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Fred Dubé, qui animera un gala du Front commun comique, et Léa Stréliski, qui préconise les sujets sérieux pour faire rire, seront tous deux de la programmat­ion du Dr. Mobilo Aquafest. Ils font partie de cette mouvance d’humoristes qui rejettent les...

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