Humoristes, engagez-vous !
En marge du Dr. Mobilo Aquafest, des comiques réfléchissent à la reprise du rôle social du rire
L’humour engagé et politique effectuerait-il un retour sur nos scènes? Réflexion sur le rôle social de la parole comique, en compagnie de quelques participants du Dr. Mobilo Aquafest, qui débute ce soir.
L’observation appartient à Colin Boudrias, mais c’est son amie Léa Stréliski qui nous la rapporte gentiment. «Il y a tellement longtemps eu une vague d’humoristes qui disaient rien du tout que maintenant, il suffit de dire deux, trois choses un peu politiques pour être qualifié d’humoriste engagé. »
D’accord, mais posons quand même la question: de plus en plus de comiques n’osent-ils pas la critique virulente de toutes les formes d’oppression? Le premier solo qu’étrenne présentement Virginie Fortin partout au Québec, Du bruit dans le cosmos, se conclut par exemple sur un numéro durant lequel l’humoriste, pourtant jusqu’ici pas spécialement associée à l’indignation ou à la colère, répond aux esprits nuancés qui la traitent sur les réseaux sociaux de « féminazi ».
Au-delà des figures dont l’humour puise une bonne partie de sa matière première dans les journaux (Louis T, Guy Nantel, Les Zapartistes, Daniel Lemire), les Adib Alkhalidey, Mehdi Bousaidan ou Maude Landry semblent tous au minimum habités par le désir que leur parole humoristique cesse d’être cet instrument d’ostracisme — des gagne-petit, des membres de la communauté LGBTQ, des femmes, des autochtones — qu’il a longtemps été.
«Il y a une forme d’engagement plus à gauche, plus subversive, qui émerge, oui, mais tous les humoristes sont vraiment engagés, en fait. C’est juste qu’ils sont pour la plupart engagés à reconduire les relations de domination et les rapports sexistes, ou à faire la promotion de multinationales mortifères», commente Fred Dubé, qui anime samedi au théâtre Fairmout à l’occasion du Dr. Mobilo Aquafest un gala du Front commun comique, se mesurant au complexe sujet du pouvoir.
Fidèle à ses habitudes, le «regroupement d’humoristes et de gens du milieu de l’humour qui ont à coeur le bien commun, la justice sociale et les idées progressistes» y entremêlera fous du roi et intellectuels (dont la sémiologue Marie-Christine Lemieux-Couture). Même le très sérieux Alain Deneault prenait le crachoir lors d’un récent événement sur l’austérité, parce que, selon Fred Dubé, «il n’y a rien de plus dangereux que de créer des liens entre des gens qui ne se parleraient pas autrement».
Humoriste dégagé
Guillaume Wagner, qui en plus d’être du Front commun comique présente du nouveau matériel les 7 et 9 avril au Fairmount, rejette carrément l’étiquette « humour engagé ». « Être humoriste, c’est communiquer son point de vue sur le monde, sur les petits sujets comme les grands, explique-til. J’ai l’impression que cette case d’humoriste engagé permet aux gens du grand public d’éviter d’aller écouter des artistes qui risquent d’avoir des opinions différentes des leurs. Si on est pour employer le terme d’humoriste engagé, j’exige qu’on utilise aussi le terme d’humoriste dégagé. »
La conscience sociale animant certains des humoristes de sa génération correspondrait peut-être davantage à la courbe d’apprentissage naturelle d’un artiste de scène devant d’abord maîtriser ses outils, avant de les employer à déboulonner des statues. «George Carlin a fait des années d’humour d’observation avant de se lancer dans les grands sujets. Ici, au Québec, on aime consommer nos humoristes dès leurs premiers pas, avant même qu’ils aient trouvé ce qu’ils ont vraiment envie de dire», suggère Wagner alors que nous évoquons son premier spectacle (2012), certes déjà habité par l’indocilité, mais qui fustigeait moins clairement les puissants que ses plus récents numéros.
Léa Stréliski, elle aussi du Front commun comique de samedi, envisage surtout les sujets sérieux — le mouvement #MeToo, par exemple — comme des occasions de provoquer des rires émanant à la fois de la tête, du coeur et du ventre. «L’humour est un luxe que tous les sujets peuvent se payer», plaide joliment celle qui assure présentement les premières parties de Louis T. « C’est mettre de la lumière sur quelque chose de noir. Alors, même si ce n’est pas mon premier objectif, il y a quelque chose d’excessivement trippant à réellement dire quelque chose, ou à aider les filles à se sentir plus fortes. Faire rire de bon coeur avec un sujet grave, c’est quelque chose d’humainement extraordinaire.»
«Ma blonde est tellement niaiseuse… »
Assisterions-nous donc aux derniers jours de l’humour ne voyant pas de mal à ce que la blonde de celui qui tient le micro hérite toujours du rôle de la niaiseuse de service? Fred Dubé n’en est pas si sûr. «J’ai vu tous les galas Juste pour rire et ComediHa! cette année et de la blague sur les femmes, les prostituées, les grosses, les Arabes, il y en a encore en masse. Je regarde ça, je me prends la tête à deux mains et je me la frappe sur le mur. »
«Plutôt que d’embrasser le changement, je sens une grande résistance chez bien des gens, un énorme backlash par rapport à tous les mouvements sociaux, ajoute Guillaume Wagner. Tu leur parles de décence humaine et ils te
traitent de social justice warrior, ce qui est plutôt amusant quand on y pense. Ça chiale sur les «précieux progressistes fragiles qui exigent des safe spaces [espaces sûrs], mais ça veut que le monde soit un safe space pour leurs platitudes insensibles et cruelles. Ils s’offusquent de cette gauche victimaire, mais se placent constamment en victimes ne pouvant plus rien dire à cause du méchant politically correct. Naviguer là-dedans, dans un milieu aussi pop que l’humour, c’est quelque chose. Mais malgré mon pessimisme, la quantité d’artistes de qualité est hallucinante. Le public qui a envie de se faire brasser un peu a beaucoup de choix. »