Le Devoir

Jacques Higelin, chanteur à l’extrême

- SYLVAIN CORMIER

L a chanson française et le rock français ont perdu en même temps, vendredi matin, leur plus irréductib­le génie. Le parcours libre et exigeant d’un amoureux fou du moment présent et des chansons sans limites.

Jacques Higelin, mort à 77 ans vendredi matin, et puis voilà. Pas de récit. Pas de détails. De quoi il est mort, comment il est mort, ce qu’il a dit avant de mourir, qui a pleuré le plus, qui aura l’héritage: que dalle. Rien d’autre que l’essentiel. «Aziza, sa femme, Arthur H, Kên Higelin et Izïa Higelin [ses enfants] ont la douleur d’annoncer la disparitio­n de Jacques Higelin ce matin.» Minimal communiqué: on n’est pas chez Johnny, veillé d’heure en heure par la presse people jusqu’au trépas. « Sa santé inquiétait ses amis », titrait quand même Gala sur son site, mais Gala vit de ce pain-là.

Tout est dit depuis longtemps, Higelin y a vu. Dès 1971, sur l’album intitulé Jacques Crabouif Higelin, chez Saravah, la maison de disques de Pierre Barouh, il chantait crûment un air de son cru: Je suis mort qui, qui dit mieux. On n’a pas mieux dit depuis. Cette discrétion des proches le souligne: le mot douleur suffit. Douleur il y a, et pas seulement pour les proches : quiconque a vécu l’expérience de proximité extrême de ses spectacles-happenings en témoignera, le Jacquot — permettez cette familiarit­é, nous la partageons — aimait dépasser les bornes. Et les dépassait allègremen­t.

On a tous des soirées en mémoire. Impossible

Il a repoussé les limites de la chanson et du spectacle

de ne pas évoquer son passage au théâtre L’Olympia, à Montréal en 1999. Ça ne réagissait pas à son goût, il fulminait. Ça lui était in-to-lé-rable. Il avait commencé par nous haranguer au tu (il tutoyait tout le temps), puis il avait aligné rots et crachats, lancé des papiers-mouchoirs dans la salle après s’être récuré les narines, chapeautan­t la séance par une imitation de pape aviné. Et ça avait fonctionné. Toute la suite du spectacle avait été géniale et triomphale. On en avait reparlé en entrevue, la fois d’après: «C’était bien, hein?» Oh que oui. «Il y a mille façons de réveiller les gens», avait-il commenté dans Le Devoir. «Je veux bien qu’il y ait un round d’observatio­n, mais ça ne peut pas durer longtemps avec moi. Parce qu’un concert, je vais te dire un cliché qui est vrai, c’est toujours le premier et le dernier. Alors, il faut être vraiment présent, pour recevoir et pour donner. Mais c’est difficile pour les gens de se mettre dans cet état, ils sortent du boulot, ils ont leurs ennuis, de grandes épreuves, la maladie de proches, des choses terribles, ils vivent dans des zones d’accablemen­t, des zones d’ombre. Alors nous, les chanteurs et les musiciens, on est là pour les sortir de tout ça pendant deux heures, par tous les moyens, et si on réussit, ils repartent gonflés à bloc, avec l’envie de combattre, de vivre, d’être heureux. »

À d’autres les demi-mesures

C’était ça, Higelin. À d’autres les demi-mesures. À lui toutes les libertés, mais à la condition qu’il se passe quelque chose de vrai. On se dit que c’était déjà son idée de la vie alors qu’enfant de la guerre, né le 18 octobre 1940 dans le hameau de Brou-sur-Chanterein­e, en Seine-et-Marne, il a grandi néanmoins libre et heureux, goûtant avec délectatio­n les chansonnet­tes que son père jouait au piano en revenant du boulot. Libre, dis-je ? Il a fait le cascadeur avant de faire l’acteur, longtemps avant de faire le chanteur. L’été dernier, justement, j’ai enfin trouvé Saint-Tropez Blues (Marcel Moussy, 1961), où Marie Laforêt et lui s’aiment très librement et s’offrent un petit duo charmant. Higelin jouera aussi dans Bébert et l’omnibus (Yves Robert, 1963), son meilleur rôle. Jusqu’à ce rôle qui deviendra sa vocation, l’auteur-compositeu­r-interprète qu’il embrasse d’abord par jeu, reprenant du Boris Vian pour la petite compagnie de disques de Jacques Canetti. Auprès d’une certaine Brigitte Fontaine.

Dans le petit monde du café-théâtre, il forme une sorte de trio turbulent avec Brigitte Fontaine et Areski Belkacem. Areski avec lequel il enregistre chez Saravah un album pour le moins expériment­al. Période mythique et fondatrice, qui exacerbera chez Higelin une intransige­ance envers les mièvres et les peureux. Puisqu’il y aura bientôt 50 ans que les pavés volaient bas dans le Paris estudianti­n, rappelons que le Jacquot passa mai 1968 au piano dans l’Odéon occupé, jouant (presque) sans discontinu­er ce qui lui passait par la tête.

Hippie, punk, rockeur, auteur de chansons

Plutôt hippie au début des années 1970, il vire quasi-punk en 1974: l’album BBH 75 marque le véritable début du Higelin monté aux nues par les fidèles de la chanson d’auteur autant que par les irréductib­les du rock en français dans le texte. Chaque disque est événementi­el, sa plume s’acère, sa tendresse s’extrémise, il repousse les limites de ce que peut dire une chanson rock, et les limites de ce qui peut se passer dans un concert. De bouche de druide en oreille de druide, la légende de ses soirées à rallonge qui deviennent des nuits se propage. Une fois, au Cirque d’hiver, c’est au petit matin qu’il sort finalement de scène.

Loin des palmarès, ses chansons n’en sont pas moins des immortelle­s, et les Mona Lisa Klaxon, Boxon, Champagne, Alertez les bébés et autres Paris New York New York Paris ont été dûment célébrées par des milliers de fans tout aussi extrêmemen­t fidèles à lui qu’il l’était à ses fans. On ne fréquentai­t pas l’oeuvre de Jacques Higelin en dilettante. C’était tout ou rien, Higelin. Pas peur d’aimer démesuréme­nt, pas peur d’irriter au sang non plus.

Ses disques des dernières décennies, certes inégaux (qui n’est pas inégal en 50 ans de chansons?), recelaient toujours des merveilles d’acuité, où l’écriture inspirée ne se mettait jamais dans le chemin de la vérité. Dans son Higelin 75 de 2016, clin d’oeil au BBH 75 autant qu’à ses 75 piges, la chanson J’fume noyait la mort dans la boucane: «En attendant qu’une infirmière / Du pavillon des incurables / Aussi rusée que désirable / Me pique, me perfore / Me ponctionne, me perfuse / En attendant que le temps s’arrête / Et que le ciel me tombe sur la tête […] Je tire ma révérence / Une dernière taffe / de provoc». Salutation­s affectueus­es, Jacques Higelin, de la part de l’un des «vautours de la mafia nécrologiq­ue», comme tu disais dans la même chanson où tu avais tout prévu, même ce papier.

 ?? ANDRÉ DURAND AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Jacques Higelin photograph­ié lors d’un spectacle à Paris le 14 septembre 1986.
ANDRÉ DURAND AGENCE FRANCE-PRESSE Jacques Higelin photograph­ié lors d’un spectacle à Paris le 14 septembre 1986.

Newspapers in French

Newspapers from Canada