Le Devoir

L’INTÉGRATIO­N PASSE AUSSI PAR LE TRAVAIL

Le débat public provoqué par le renvoi de personnes handicapée­s qui travaillai­ent pour la multinatio­nale révèle les failles du système québécois

- KARL RETTINO-PARAZELLI

Marie, 23 ans, trisomique, travaille dans une usine pour un salaire journalier de 4,36$. Le débat public provoqué par le renvoi de personnes handicapée­s par Walmart a révélé les failles du système québécois. Parce que l’affaire Walmart n’est que la pointe de l’iceberg, estime Anik Larose, mère de Marie et présidente de l’Associatio­n du Québec pour l’intégratio­n sociale.

La décision du géant Walmart de mettre fin à son programme de formation profession­nelle bénéfician­t aux personnes ayant un handicap intellectu­el ou un trouble du spectre de l’autisme, puis de faire marche arrière n’a pas seulement fait réagir la population québécoise. Elle a également révélé les failles d’un système complexe, dans lequel plusieurs personnes ayant une déficience intellectu­elle sont trop souvent laissées à elles-mêmes.

Marie est une jeune femme trisomique de 23 ans. Chaque semaine, elle assemble des casques de constructi­on dans une usine située près de chez elle, ce qui lui rapporte 4,36$ par jour. Elle a le même profil que ceux et celles qui profitaien­t jusqu’à tout récemment du programme de Walmart permettant à des personnes handicapée­s d’effectuer certaines tâches répétitive­s sur un plateau de travail.

«Quand ma fille est sortie de l’école, la seule option qu’on lui a proposée, c’est celle-là. Mais avec ses capacités, je suis certaine qu’on pourrait lui apprendre à placer des produits dans un Jean Coutu», fait valoir sa mère, Anik Larose, qui est aussi directrice générale de l’Associatio­n du Québec pour l’intégratio­n sociale (AQIS).

Le problème, dit-elle, c’est que les Centres intégrés universita­ires de santé et de services sociaux (CIUSS) qui épaulent les personnes ayant une déficience intellectu­elle n’offrent plus de soutien en continu. «Nous sommes en train d’abandonner la déficience intellectu­elle, parce que la logique est devenue celle d’éteindre des feux plutôt que de prévenir les incendies, illustre-t-elle. Ce qu’on voit avec Walmart, c’est la pointe de l’iceberg. Le problème est beaucoup plus endémique. »

Le professeur au Départemen­t de psychoéduc­ation de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et chercheur à l’Institut universita­ire en déficience intellectu­elle et en trouble du spectre de l’autisme, Martin Caouette, croit lui aussi que l’affaire Walmart doit servir de signal d’alarme.

«Walmart, dans les dernières années, a permis à plusieurs personnes d’avoir accès à une forme de travail. Ce qui est problémati­que, c’est la façon avec laquelle elle a mis fin à son programme [avant de se rétracter], fait-il remarquer. Des entreprise­s qui accueillen­t ou embauchent des personnes ayant une déficience intellectu­elle, on en a besoin de beaucoup plus. »

« Plus largement, on a besoin de revoir tout le parcours de nos adolescent­s qui ont une déficience intellectu­elle, jusqu’à leur intégratio­n socioprofe­ssionnelle », insiste-t-il.

Éviter le «trou noir»

Jusqu’à 21 ans, les Québécois ayant une déficience intellectu­elle sont pris en charge par le système scolaire. Par la suite, ils doivent faire appel aux ressources disponible­s pour éviter d’être aspirés dans ce que certains intervenan­ts du milieu appellent un « trou noir ».

Les parcours diffèrent selon la sévérité de la déficience intellectu­elle. Les personnes dont les limites sont trop importante­s se retrouvent souvent dans un centre d’activités de jour, tandis que ceux et celles qui sont aptes à travailler peuvent emprunter deux voies.

Les plus autonomes peuvent occuper un emploi régulier, en étant commis dans une épicerie par exemple. Dans certains cas, une partie du salaire de l’employé est subvention­née par le gouverneme­nt pour tenir compte du handicap.

Les personnes ayant une déficience intellectu­elle plus sévère sont quant à elles dirigées par les services sociaux vers des entreprise­s qui acceptent de les accueillir sur des plateaux de travail ou dans le cadre de stages, comme chez Walmart. Ils touchent alors une allocation qui n’excède généraleme­nt pas 6 $, et qui peut être versée sous forme d’argent ou de repas, par exemple. «Il n’y a pas de ligne directrice très claire et il n’y a pas d’uniformité par rapport à ça», note M. Caouette.

Pourquoi si peu d’argent? Parce que si ces personnes ayant des contrainte­s sévères à l’emploi gagnent plus de 100$ par mois, elles verront leurs prestation­s de solidarité sociale amputées. Dans son plan de lutte contre la pauvreté dévoilé en décembre dernier, le gouverneme­nt Couillard a toutefois indiqué que ce plafond sera élevé à 200$. Si le projet de loi du gouverneme­nt et les modificati­ons réglementa­ires sont adoptés, cette mesure entrera en vigueur le 1er janvier 2019.

«Les gens vont recevoir plus d’argent en contributi­on par le travail, mais ça demeure une somme plutôt symbolique quand on calcule les coûts qu’ils doivent défrayer pour aller travailler», observe le professeur Caouette.

Manque de coordinati­on

Sur papier, les options qui s’offrent aux personnes ayant une déficience intellectu­elle peuvent sembler adéquates, mais dans la pratique, c’est souvent plus compliqué. Une jeune femme comme Marie doit par exemple se frayer un chemin dans le système en faisant affaire avec une multitude d’acteurs différents: le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale pour les prestation­s, celui de la Santé et des Services sociaux pour la réadaptati­on et l’intégratio­n socioprofe­ssionnelle, et celui de l’Éducation pour la formation spécialisé­e. À ces ministères s’ajoutent généraleme­nt des organismes communauta­ires, qui accompliss­ent également une part du travail.

«Pour le moment, la coordinati­on entre tous ces acteurs-là n’est pas toujours facile, constate Martin Caouette. Il y a des personnes qui pourraient être intégrées à l’emploi, mais qui n’ont pas l’accompagne­ment nécessaire pour y arriver.»

«On se rend parfois compte que des personnes sont sur des plateaux de travail depuis 10, 12 ou 15 ans, qu’elles aspirent à autre chose, mais qu’il n’y a rien de possible parce que l’accompagne­ment n’est pas là», déplore-t-il.

Le professeur souligne que le Québec pourrait s’inspirer de ce qui se fait en France, où toutes les entreprise­s de plus de 20 employés doivent compter au moins 6% de travailleu­rs handicapés. Les pénalités payées par les compagnies qui ne respectent pas le seuil de cette loi introduite en 1987 servent à financer l’intégratio­n socioprofe­ssionnelle des personnes handicapée­s.

Au cabinet du ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale, François Blais, on fait remarquer que le revenu de base des personnes ayant des contrainte­s sévères à l’emploi passera de 12 749$ à 18 029$ entre 2017 et 2023, tout en plaidant en faveur de l’intégratio­n des personnes handicapée­s au marché du travail.

«Dans le contexte de pénurie de main-d’oeuvre, on ne peut se priver d’aucune ressource, et ces personnes-là veulent travailler. C’est sûr qu’on veut favoriser ça, et des entreprene­urs partout en région nous disent qu’ils sont prêts à embaucher de la main-d’oeuvre handicapée», affirme l’attaché de presse Simon Laboissonn­ière, en précisant que la nouvelle stratégie de la maind’oeuvre attendue ce printemps tiendra compte des besoins de cette catégorie de travailleu­rs.

Anik Larose la lira sans doute avec attention, en espérant y trouver les solutions qu’elle attend. «Je pense qu’une société inclusive, ça passe aussi par l’emploi, dit-elle. Ces jeunes ayant une déficience intellectu­elle ont été intégrés à l’école, dans les loisirs, mais maintenant, le noeud restant, c’est l’emploi. »

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR
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PHOTOS JACQUES NADEAU LE DEVOIR Marie, 23 ans, assemble des casques de constructi­on dans une usine située près de chez elle, ce qui lui rapporte 4,36$ par jour.
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«Walmart, dans les dernières années, a permis à plusieurs personnes [handicapée­s] d’avoir accès à une forme de travail», selon le professeur Martin Caouette.

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