Le Devoir

Samuel de Champlain et les autochtone­s

Construire aujourd’hui un rêve inexistant

- MICHEL DE WAELE Professeur titulaire au Départemen­t des sciences historique­s de l’Université Laval PAUL COHEN Professeur d’histoire à l’Université de Toronto

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaiso­n avec un événement ou un personnage historique.

Il ne se passe guère de semaines sans que l’actualité nous ramène à la triste réalité des Premières Nations. Les gouverneme­nts canadien et québécois, qui se sont engagés à améliorer les conditions de vie de leurs membres, ont lancé des enquêtes publiques sur le sort réservé aux femmes autochtone­s assassinée­s et disparues et sur les relations entre les autochtone­s et certains services publics. Ces enquêtes font suite aux travaux de la Commission de vérité et réconcilia­tion du Canada (CVR), créée en 2008.

Toutes ces initiative­s visent à favoriser l’établissem­ent d’une relation juste et équitable entre les membres des Premières Nations et le reste du pays. En décembre 2015, au lendemain du dépôt du rapport final de la CVR, un éditoriali­ste du Globe and Mail résumait la situation en affirmant que, 400 ans après avoir été imaginé, le rêve de Samuel de Champlain avait finalement une chance de devenir réalité.

Il y a dix ans, l’historien américain David Hackett Fischer, lauréat du prix Pulitzer, publiait en anglais une biographie du fondateur de Québec. Traduit dès l’année suivante en français, Le rêve de Champlain (Boréal) remporta un grand succès populaire. « Coup de coeur» d’une grande chaîne de librairies québécoise, le livre fit rapidement l’objet d’une docu-fiction. Signe que ce livre et son message ont réussi à atteindre un public diversifié, tant le premier ministre canadien Justin Trudeau que l’auteur et rappeur Bizz ont déjà mentionné qu’il se trouvait parmi leurs lectures préférées.

Un précurseur des Lumières?

Champlain, selon Fischer, n’avait pas traversé l’Atlantique dans le but de conquérir de nouveaux territoire­s. Au contraire, il aurait rêvé de créer en Amérique du Nord une société unie par «la tolérance de la diversité et un respect mutuel pour les différence­s». Cette vision, qui aurait été partagée par de nombreux Français ayant contribué au développem­ent de la Nouvelle-France, leur aurait été inspirée par Henri IV.

Celui-ci, roi de France depuis 1589, aurait été marqué par les violences ayant secoué son royaume lors des guerres de religion (1562-1598), violences que ses prédécesse­urs n’auraient pas été en mesure de freiner. Il aurait voulu s’en libérer en mettant en avant l’acceptatio­n de l’autre. Cette vision «humaniste» ferait, selon Fischer, d’Henri IV et des quelques hommes qui la partageaie­nt des précurseur­s des Lumières, des individus ouverts à la pluralité dont nous pourrions être fiers.

À l’heure où nos sociétés sont confrontée­s au traitement qu’elles ont réservé aux autochtone­s, il est rassurant de constater que notre «père fondateur» les traitait avec humanité. Selon Fischer, «il les considéra toujours comme des êtres humains comme lui-même […], comme les égaux des Européens en intelligen­ce et en esprit.» Fort de cette position, il pouvait entrevoir la création d’«un monde nouveau où des gens de cultures différente­s

pourraient vivre ensemble dans l’amitié et la concorde».

Son premier défi était de jeter «les bases fermes d’une amitié animée par la confiance et l’intérêt bien compris de chacun». Le rêve de Champlain est celui que nous poursuivon­s de nos jours… pourvu qu’il ait véritablem­ent existé.

Principe de précaution

Fischer écrit que, il y a deux génération­s, les historiens traitaient des Européens comme des saints et des Amérindien­s comme des sauvages. Ce paradigme aurait été inversé par la génération suivante. L’historien américain, pour sa part, croit possible «d’écrire sur les Indiens d’Amérique et les Européens avec maturité, empathie et compréhens­ion » en appliquant les fondements de la discipline historique. L’analyse critique des sources constitue l’un de ses principaux fondements.

Tout travail d’historien est basé sur l’étude et l’analyse de sources qu’il faut bien établir afin de les utiliser intelligem­ment. Trois questions de base se posent devant une source: qui l’a produite? Dans quel contexte? Dans quel but? Répondre à ces questions exige d’avoir une bonne compréhens­ion de l’époque étudiée. L’objectif est d’éviter de se faire «piéger» par une source qui peut être partielle, en ce qu’elle ne refléterai­t qu’un aspect de ce qui intéresse le chercheur, ou partiale.

Ce principe de précaution doit s’appliquer particuliè­rement dans le cas d’une source unique, son producteur ayant peut-être eu intérêt à cacher des choses ou à enjoliver la réalité qu’il présente. Or, les historiens qui s’intéressen­t à Champlain sont bien souvent confrontés à une seule source : les livres écrits par le fondateur de Québec lui-même. La précaution élémentair­e demanderai­t qu’elle soit manipulée avec soin, ce que ne fait pas l’historien américain.

Mal nécessaire

Fischer ne connaît pas bien la France et l’Europe à l’époque de Champlain. Il serait possible de donner de nombreux exemples de cette incompréhe­nsion, mais attardons-nous sur un seul, car il est à la base même de la constructi­on proposée par l’historien.

Selon lui, Henri IV et Champlain étaient des êtres d’exception en ce qu’ils prônaient la tolérance. Il est vrai que l’édit de Nantes, par lequel Henri IV met un terme aux guerres de religion en 1598, accorde aux protestant­s français certaines libertés qui seront révoquées par Louis XIV en 1685. Mais, ce faisant, le roi suit la politique qu’avaient empruntée ses prédécesse­urs depuis le début des conflits civils: chercher à ramener les protestant­s dans le giron de l’Église catholique par le biais de la douceur et non en usant de la force. Les articles les plus importants de l’édit de Nantes sont d’ailleurs repris intégralem­ent d’édits précédents.

La tolérance, au tournant du XVIIe siècle, est considérée comme un mal nécessaire et momentané qui permet d’atteindre l’unificatio­n religieuse souhaitée. Ce n’est qu’un siècle plus tard qu’une approche plus positive de ce concept commence à émerger. Henri IV et Champlain ne sont donc pas tolérants au sens philosophi­que du terme, leur approche de l’altérité est fondamenta­lement pragmatiqu­e.

Il est vrai que Champlain semble s’être toujours montré bienveilla­nt à l’égard des Amérindien­s. Il ne faut toutefois pas oublier que les Français ont alors besoin d’entretenir de bonnes relations avec les autochtone­s. Champlain, à plusieurs reprises dans ses récits, signale que, sans leur aide, les Français auraient été incapables de survivre à l’hivernemen­t.

Il est vrai que Champlain semble s’être toujours montré bienveilla­nt à l’égard des Amérindien­s.

Il ne faut toutefois pas oublier que les Français ont alors besoin d’entretenir des bonnes relations avec les autochtone­s.

Les Français dépendaien­t également d’eux pour l’approvisio­nnement en fourrures et pour la découverte de l’intérieur des terres. Champlain, dans ses exploratio­ns, accompagne toujours un groupe d’Amérindien­s.

La situation était bien différente en Nouvelle-Espagne, où les colons avaient besoin d’une main-d’oeuvre abondante et bon marché afin d’exploiter les richesses du sol. Lorsque les Français commencero­nt à cultiver la canne à sucre dans les Antilles, ils feront bien peu de cas des population­s locales et des esclaves africains qu’ils importeron­t en grand nombre.

Champlain aurait été ouvert aux population­s locales, mais qu’en sait-on vraiment? Après tout, les historiens qui s’intéressen­t à ses actions en Amérique du Nord ne se fient presque exclusivem­ent qu’aux écrits de l’explorateu­r pour présenter ses faits et gestes et leurs réceptions par ses interlocut­eurs.

Fischer affirme que les chefs amérindien­s avec lesquels Champlain interagit partageaie­nt son rêve d’un monde meilleur. C’est bien l’impression qui se dégage des écrits de l’explorateu­r, mais avait-il intérêt à dire autre chose? Il a lutté, après son premier voyage en Amérique du Nord, afin que la France s’y installe durablemen­t. Gouverneur de la colonie implantée à Québec, il se bat afin d’obtenir les hommes et l’argent nécessaire­s à la consolidat­ion de l’établissem­ent. Sans cacher les rigueurs de la vie sur les rives du Saint-Laurent, il ne peut noircir le portrait de la situation.

Intérêts mercantile­s

Le jugement peut paraître sévère. Toutefois, certains éléments nous amènent à considérer de façon critique les écrits de l’explorateu­r. Par exemple, à la suite de la prise de Québec par les frères Kirke et de l’Acadie par William Alexander en 1629, Champlain aurait déployé toute son énergie afin que ces territoire­s soient rendus à la France. Par exemple, ce serait après qu’il eut rencontré le marquis de Châteauneu­f, ambassadeu­r français en poste à Londres, que celui-ci aurait décidé d’aborder la question avec le roi d’Angleterre, prétention reprise par Fischer.

Toutefois, dès le 9 octobre — alors que Champlain débarque sur le sol anglais le 27 —, Châteauneu­f avait été informé de la situation par le cardinal de Richelieu, qui lui donna instructio­n de demander la restitutio­n de la Nouvelle-France, la prise de l’Acadie par les Écossais n’étant pas encore connue. Ces instructio­ns sont renouvelée­s au début du mois de novembre, ce qui incite Châteauneu­f à se tourner vers Champlain pour lui demander de dresser un état des places que devait revendique­r la France. À la surprise de l’ambassadeu­r, Champlain s’exécute, mais sans mentionner l’Acadie et le Cap-Breton, se contentant, écrit Châteauneu­f, «que nous ayons liberte d’y aller pescher. »

Champlain se fait ainsi le défenseur des intérêts de son employeur, dont il est aussi actionnair­e, la Compagnie des Cent-Associés, dont les activités se déroulent essentiell­ement dans la vallée du SaintLaure­nt, en insistant pour que la France récupère au plus tôt la région laurentien­ne, quitte à laisser l’Acadie aux Écossais. Déçu par ses expérience­s acadiennes, il privilégie la restitutio­n de la région pour laquelle il se démène depuis plus de vingt ans, qu’il gouverne dans les faits et dans laquelle il a investi. Pas plus que lui, la Compagnie des Cent-Associés ne se démène afin que les régions atlantique­s reviennent dans le giron français.

Si l’Acadie finit par être restituée à la France, c’est grâce aux efforts de Châteauneu­f, qui, comme nous le montrent des documents conservés aux archives, la réclame inlassable­ment, au grand dam des ambassadeu­rs anglais. Fischer, pour sa part, sans qu’il cite ses sources, écrit que «le moment critique survint en 1632 lorsque, sur les instances de Champlain, l’Acadie fut ajoutée à la liste des territoire­s que l’Angleterre était contrainte de rendre à la France ».

Champlain occupe une place à part dans l’histoire de l’Amérique française. Il s’est battu afin d’y établir et d’y développer une colonie digne de ce nom. Traversant inlassable­ment l’Atlantique afin de trouver à la cour appuis et argent en France, il utilise ses livres comme armes de combat: il y expose les richesses des territoire­s qu’il explore et exploite, et souligne son implicatio­n personnell­e dans ce projet qui est, contrairem­ent à ce que prétend Fischer, marchand et non humaniste.

Ses écrits ne visent pas à faire état objectivem­ent d’une situation donnée, ils cherchent à convaincre ses lecteurs des potentiels américains, et du fait qu’il est la meilleure personne pour les exploiter. Son rapport à l’écriture n’est, à ce titre, pas différent de celui des autres explorateu­rs de son époque. Source unique, ou presque, des événements rapportés par leur auteur, les écrits de Champlain doivent être maniés avec précaution et être justement critiqués, comme le demandent les fondements de la science historique.

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MNBAQ, JEAN-GUY KÉROUAC Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, Étude pour L’arrivée de Samuel de Champlain à Québec, 1908-1909
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Michel de Waele
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Paul Cohen

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