Le Devoir

La fin des écoles « de filles »

Signe des temps, les établissem­ents mixtes deviennent la norme au Québec

- MARCO FORTIER

En parcourant les larges couloirs de l’école Marguerite-De Lajemmerai­s, on a l’impression d’assister à la fin d’une époque. Cette école secondaire de l’est de Montréal, fondée par les Soeurs grises en 1964, appartient à une espèce en voie de disparitio­n: celle des écoles non mixtes, qui accueillen­t seulement des filles ou juste des garçons.

Cette école publique aux allures de couvent est la dernière réservée aux filles à la Commission scolaire de Montréal (CSDM) — et l’une des dernières au Québec. Tout indique que ça changera dès la prochaine rentrée, en septembre 2018. Pour une rare fois depuis sa fondation, l’école prévoit d’accueillir des garçons.

La raison est fort simple: le nombre d’élèves a chuté de 40% en sept ans. L’école a déjà eu 1250 élèves. Il en reste 775. Le taux d’occupation de l’école est de 53 %. Ça veut dire qu’il y a assez de place pour presque deux fois plus d’élèves.

Ça devient gênant quand on sait que les écoles du voisinage débordent. Surtout les écoles primaires. Tous ces enfants viendront peupler les écoles secondaire­s dans les prochaines années. La commission scolaire ne peut plus se permettre de garder une école à moitié remplie parce qu’elle n’accueille que des filles. C’est la triste réalité. Et c’est comme ça partout au Québec.

«On est dans une situation où il y a moins d’inscriptio­ns à l’école Marguerite-De Lajemmerai­s au moment où les inscriptio­ns ont commencé à augmenter au secondaire», dit Catherine Harel Bourdon, présidente de la CSDM.

«Je pense que ça va peut-être avec un changement social aussi. Ce qui est important, c’est que le coeur de l’école et la dynamique de l’école restent, indépendam­ment si c’est une école de filles ou si c’est mixte. »

La fin d’une époque

Une certaine résignatio­n règne entre les murs immaculés de l’établissem­ent. Les membres du personnel, les élèves et leurs parents n’ont pas le choix d’accepter la fin de l’école telle qu’elle existe depuis un demi-siècle.

«Je pense que la plupart des parents et des filles aimeraient que la non-mixité continue. Après tout, c’est pour ça qu’on a choisi cette école. Ma fille adore son école. Mais la clientèle diminue pendant que d’autres écoles débordent», dit Antoine Gagné, président du conseil d’établissem­ent.

Il est vrai que le personnel et les élèves adorent leur école, confirme la directrice, Nadine Leduc, en nous faisant visiter les lieux. Tout le monde comprend cependant que l’école doit réagir, car elle perd 75 élèves par année. Les écoles de filles deviennent tout simplement moins attrayante­s, malgré les avantages apparents (pour ceux que ça intéresse) du modèle non mixte.

«La gestion de classe est perçue comme étant plus facile par les enseignant­s. Les parents, eux, perçoivent l’école comme étant plus sécuritair­e », explique la directrice.

«Une bonne chicane de filles peut toutefois être plus complexe à gérer qu’un conflit de garçons, nuance-t-elle. Et une école de filles, c’est bruyant! Il y a autant de bruit ici que dans une école mixte de 1400 élèves ! »

Le niveau de décibels augmente de façon instantané­e lorsque la cloche sonne la fin des cours. Les éclats de rire et les grandes discussion­s s’animent dans le couloir. Le calme revient dès la reprise du cours suivant.

Un effet négligeabl­e

Roch Chouinard, professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, comprend le désarroi des gens de l’école Marguerite-De Lajemmerai­s. Il a déjà lui-même enseigné dans des classes de gars et des classes de filles au secondaire. Il confirme que les enseignant­s apprécient ce type de classe. L’enseigneme­nt semble plus facile.

Les parents trouvent généraleme­nt que les écoles non mixtes comportent moins de distractio­ns pour leurs enfants. Ils pensent aussi que c’est plus sûr, explique M. Chouinard. Aussi, des écoles de filles permettent aux élèves de s’épanouir dans des domaines généraleme­nt populaires auprès des garçons, comme la robotique ou les sciences.

«Mais dans les faits, la mixité ou la nonmixité n’est pas un facteur si important pour la réussite ou la motivation des élèves. Il est plus efficace de mieux adapter la pédagogie, que ce soit pour des garçons ou pour des filles», dit le professeur.

Il existe peu d’études scientifiq­ues concluante­s à ce sujet pour la simple raison que les écoles non mixtes sont de plus en plus rares, tant au Québec qu’ailleurs en Amérique du Nord, selon lui.

La vaste majorité des écoles non mixtes se sont résignées à accepter des élèves de l’autre sexe à cause de la chute des inscriptio­ns. «C’est un modèle du passé, qui n’est pas viable économique­ment. Les écoles non mixtes sont en voie de disparitio­n et je pense qu’elles ne reviendron­t pas», dit-il.

Les mentalités évoluent

Il ne reste qu’une poignée d’écoles réservées aux garçons ou aux filles, confirme la Fédération des établissem­ents d’enseigneme­nt privés (FEEP), qui regroupe 193 maisons d’enseigneme­nt. «Les valeurs québécoise­s changent. La demande augmente pour qu’on ait plus de mixité sociale, plus d’élèves de milieux défavorisé­s, plus d’élèves ayant des difficulté­s ou issus de la diversité culturelle», dit Geneviève Beauvais, de la FEEP.

Même les écoles de l’élite montréalai­se, comme le collège Jean-de-Brébeuf, autrefois réservé aux garçons, accueillen­t désormais des filles. Le pensionnat du Saint-Nom-deMarie ouvre tranquille­ment ses portes aux garçons — ils sont 20 parmi 1150 filles, selon la FEEP.

Des collèges privés comme Notre-Dame, Regina Assumpta ou Durocher, autrefois non mixtes, accueillen­t depuis longtemps les garçons et les filles. Certains établissem­ents comme Marie-Clarac ou Sainte-Marcelline offrent des classes mixtes au primaire et des classes de filles au secondaire.

À la CSDM, l’école secondaire Louise-Trichet, considérée comme l’une des plus performant­es du réseau public, a délaissé il y a deux ans la non-mixité pour accueillir aussi des garçons. Pas le choix: il n’y avait plus assez de filles pour remplir les classes.

Des racines religieuse­s

Les écoles de gars ou de filles ont pour la plupart pris naissance dans le Québec religieux du siècle dernier. La ségrégatio­n était la norme quand les congrégati­ons religieuse­s géraient le système scolaire, il y a 100 ans.

Les écoles de filles avaient pour but de former de bonnes ménagères qui « sauront conserver la moralité des enfants et des maris», indique un document tiré des archives de la CSDM. Au menu: un peu de lecture, beaucoup d’histoire sainte et surtout l’apprentiss­age de la couture, du tricot, de la broderie et de l’entretien des vêtements.

L’Église catholique prône un strict encadremen­t des filles. En mai 1881, l’archevêque de Montréal, Mgr Charles-Édouard Fabre, édicte ses règles pour les cérémonies de fin d’année dans les écoles de filles. « Les personnes suivantes seules pourront être invitées: les autorités scolaires, Monsieur le Curé de la Paroisse et ses Vicaires. Il ne sera pas permis aux parents des élèves d’assister à cette séance dont le programme ne devra contenir que la proclamati­on des prix et quelques morceaux de chants ou de musique pour ouvrir la séance et la terminer. »

Une formation de «primaire supérieur» est offerte aux filles (et surtout aux garçons) à compter de l’année 1929. Le secondaire apparaît en 1956. Mais la véritable démocratis­ation de l’éducation pour les filles catholique­s et francophon­es survient à compter de 1963 avec la publicatio­n des cinq volumes du rapport Parent.

Pourtant, dès 1875, la commission scolaire protestant­e inaugure à Montréal une high school pour filles qui leur permet d’accéder à des études supérieure­s, notent les archives de la CSDM. On était loin des cours de tricot et de bienséance donnés aux petites catholique­s.

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PHOTOS JACQUES NADEAU LE DEVOIR L’école Marguerite-De Lajemmerai­s, la dernière de la CSDM réservée aux filles, envisage d’accueillir des garçons à la rentrée de septembre 2018.
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«Ce qui est important, c’est que le coeur de l’école et la dynamique de l’école restent, indépendam­ment si c’est une école de filles ou si c’est mixte», selon Catherine Harel Bourdon.

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