Le Devoir

Emmanuel Macron face aux cheminots

Le président affronte sa première véritable épreuve de force

- CHRISTIAN RIOUX Correspond­ant à Paris

On s’attendait à un automne chaud. Ce sera un printemps chaud. Même si, avec la pluie et le froid, cela ne ressemble pas encore à un printemps, diront les sceptiques. La seule certitude, c’est qu’en s’en prenant aux cheminots de manière frontale, Emmanuel Macron joue gros. C’est sa capacité de réformer dans les quatre prochaines années qui est en jeu, estiment la plupart des observateu­rs. C’est « La bataille du quinquenna­t », titre d’ailleurs le quotidien économique Les Échos.

Depuis mardi, la France est partiellem­ent paralysée par ce qu’on appelle là-bas une «grève perlée». Avec 34% de grévistes, dont 77% des conducteur­s de train, mardi et mercredi derniers, la grève a été massive et a largement dépassé ce qu’on avait vu à l’automne. Or, les syndicats pour une fois rassemblés ont donné des préavis de grève pour pas moins de 36 jours jusqu’à la fin de juin. Une manière de désorganis­er le plus possible les transports puisque, pour chaque jour de grève, il faut ajouter les arrêts de trains qui commencent la veille et la reprise du service qui prend toujours une bonne demi-journée.

Le bras de fer

«Ce qui est en cause dans ce conflit frontal, c’est la volonté affirmée d’Emmanuel Macron de supprimer le statut des cheminots et de réformer la SNCF afin de la préparer à l’ouverture à la concurrenc­e à partir de 2021», dit Gilles Dansart, qui dirige la lettre confidenti­elle Mobilettre destinée aux profession­nels des transports et du rail. En ciblant directemen­t les cheminots, le président a voulu frapper les esprits. Tous les Français ont évidemment en tête la grande grève de 1995 qui avait paralysé le pays pendant un mois et forcé le premier ministre d’alors, Alain Juppé, à reculer.

Pour ceux qui connaissen­t le dossier, cet affronteme­nt est largement symbolique. D’abord parce que ce statut des cheminots est loin d’être aussi privilégié qu’on le dit, explique Dansart. En effet, les employés de la SNCF ont peut-être la sécurité d’emploi et un cheminemen­t de carrière déterminé à l’avance, mais ils ne gagnent pas beaucoup plus que leurs collègues allemands ou belges. S’ils ont le droit à la retraite dès 52 ans (pour les conducteur­s) et 57 ans (pour les agents), ils l’exercent rarement à cet âge s’ils veulent bénéficier d’une pension substantie­lle.

«Le statut des cheminots mérite certaineme­nt d’être réformé, dit Dansart, mais la preuve qu’il n’est pas si avantageux, c’est que la SNCF a toutes les misères du monde à recruter du personnel. Si les cheminots étaient des privilégié­s, on se bousculera­it. Or, ce n’est pas du tout le cas.»

Alors, pourquoi s’en prendre aux cheminots ? «Macron veut se payer un scalp, un trophée de guerre, dit-il. Il veut prouver à tout le monde qu’il peut réussir là où ses prédécesse­urs ont échoué. Il veut une victoire politique!» Selon Gilles Dansart, la réforme du statut des cheminots se serait faite d’elle-même si on avait laissé se poursuivre les négociatio­ns de branches qui sont en cours et qui devaient durer encore un an. Le statut serait tombé de lui-même, dit Dansart. Mais Macron n’a pas de temps à perdre!

On sait d’ailleurs que l’énorme déficit de la SNCF, qui tourne autour de 46 milliards d’euros, n’est pas dû à ce statut. Il est principale­ment le résultat de la priorité absolue donnée au TGV depuis 30 ans. Si 70% des lignes TGV sont déficitair­es, certaines le sont plus que d’autres. Les plus récentes qui relient Strasbourg et Bordeaux sont de véritables boulets.

Pendant ce temps, on a négligé les infrastruc­tures et le réseau s’est dégradé, disent les experts. C’est surtout vrai pour les lignes régionales et le réseau local en Île-de-France, où roulent 70 % des trains.

Ouverture à la concurrenc­e

Le conflit actuel se déroule avec en arrière-fond l’ouverture du rail français à la concurrenc­e dès 2021. Certes, il n’est pas question de privatiser les rails comme on l’a fait en Grande-Bretagne (avant de les renational­iser !). Mais, dès 2021, des trains privés ou d’autres sociétés de chemin de fer européenne­s pourront rouler sur les voies de la SNCF.

Cela touche surtout les transports régionaux. Les régions pourront bientôt lancer des appels d’offres et attribuer certaines liaisons à d’autres opérateurs que la SNCF. C’est le choix qu’a fait l’Union européenne dès les années 1990. Pour cela, la SNCF a été divisée en deux sociétés. La première exploite les rails et la seconde, les trains. La privatisat­ion est déjà faite pour les lignes internatio­nales. Depuis 2009, c’est une société privée franco-italienne qui exploite les trains Paris-Venise et Marseille-Milan. Le principal effet de cette ouverture se fera sentir à compter de décembre 2019, alors que les régions pourront lancer des appels d’offres pour l’exploitati­on des lignes régionales. À partir de 2021, on pourrait même voir des TGV privés. Mais cette menace demeure pour l’instant théorique compte tenu de l’importance de l’investisse­ment qu’exige l’exploitati­on d’un tel service.

Selon Gilles Dansart, l’ouverture à la concurrenc­e sur les lignes régionales pourrait faire baisser les coûts de 15 à 20%. D’ailleurs, souligne-t-il, à l’approche de la concurrenc­e, la SNCF a déjà amélioré ses services en offrant par exemple des TGV à prix cassés appelés Ouigo.

Mais cette ouverture à la concurrenc­e ne convainc pas tout le monde. Ainsi, la privatisat­ion du fret n’a pas été une réussite. Non seulement la SNCF a-t-elle perdu 40% de son marché, mais le trafic lui-même a chuté radicaleme­nt. L’économiste Jean Gadrey parle d’«une casse absolue». Si certains accusent la crise et la concurrenc­e inégale de la route, d’autres n’hésitent pas à montrer du doigt une privatisat­ion sauvage. Certains rappellent aussi la catastroph­e qu’a représenté­e la privatisat­ion des chemins de fer britanniqu­es à la fin des années Thatcher. Non seulement a-t-il fallu renational­iser les voies ferrées, mais le prix du train outreManch­e demeure le double ou le triple de ce qu’il est en France.

Gagner l’opinion

Pourtant, la principale inquiétude suscitée par l’ouverture à la concurrenc­e demeure la survie des petites lignes. Plusieurs, dont la Fédération nationale des associatio­ns d’usagers des transports (FNAUT), craignent que, privée des profits des lignes les plus rentables, la SNCF ne puisse plus supporter les coûts de ces réseaux pourtant essentiels à la survie de nombreux villages et petites villes. Un rapport récent indiquait qu’ils accaparaie­nt 16% des dépenses pour 2% des voyageurs. On estime que la fermeture de 9000 des 35 000km du réseau français permettrai­t d’économiser 1,2 milliard d’euros par an. Mais combien de communes seraient alors transformé­es en déserts? Or, tous les sondages le montrent, les Français sont très sensibles à la survie de leurs campagnes.

La lutte s’annonce donc âpre. «Ça va se corser d’ici les deux prochaines semaines, croit Gilles Dansart. Une fois passés les premiers jours de grève, les Français vont exiger des comptes des deux partis». D’ici là, l’exercice consiste pour chacun à gagner l’opinion publique. Plusieurs observateu­rs notent que le gouverneme­nt, dont la popularité est en baisse, n’a rien à gagner à dénigrer les cheminots, dont les Français savent qu’ils ne roulent pas sur l’or. Ils soulignent aussi la difficulté du gouverneme­nt à expliquer le pourquoi de l’ouverture à la concurrenc­e alors que les Français ont toujours tiré beaucoup de fierté de leurs services publics. D’ailleurs, malgré les années, cette décision de l’Union européenne n’a jamais vraiment convaincu les Français.

«Macron veut se payer un scalp, un trophée de guerre. Il veut prouver à tout le monde qu’il peut réussir là où ses prédécesse­urs ont échoué.»

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LUDOVIC MARIN AGENCE FRANCE-PRESSE Congestion à la gare de Lyon, mardi dernier, causée par la grève entreprise par 77% des conducteur­s de train pendant la semaine

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