Le Devoir

Policiers et symboles religieux – une ligne à ne pas franchir

- FRANÇOIS CÔTÉ Avocat, candidat au doctorat en droit et chargé de cours en histoire du droit*

La question du port de symboles religieux dans la vie civique est un légitime débat de société. Doit-on tolérer le port de symboles religieux par des enseignant­s, des médecins, des représenta­nts du gouverneme­nt dans l’exercice de leurs fonctions? Le débat n’est pas encore clos. Cela dit, il existe un consensus fort au Québec quant à l’inadmissib­ilité du port de signes religieux ostentatoi­res par les représenta­nts de l’État disposant d’un pouvoir de contrainte: juges, gardiens de prison et policiers — la recommanda­tion basale du rapport BouchardTa­ylor de 2008. Même si plusieurs estiment ce rapport tiède et appellent à un encadremen­t plus sérieux de la religion au sein de l’État, on ne trouve que les plus zélés des groupes de revendicat­ions intéressés, incapables de prétendre à une représenta­tivité réelle de la volonté collective des Québécois, pour s’opposer à ce plancher très minimal.

Or, si la mairesse Valérie Plante donnait suite, comme elle l’annonce, à l’idée de permettre aux policiers de Montréal d’arborer des symboles religieux ostentatoi­res dans l’exercice de leurs fonctions, elle balayerait d’un revers de la main non seulement ce consensus contempora­in palpable, mais également les principes fondamenta­ux de la laïcité d’inspiratio­n franco-européenne sur laquelle le droit québécois s’est construit depuis des siècles.

En philosophi­e juridique, la laïcité consiste à évacuer complèteme­nt la présence religieuse de la sphère civique en raison du principe de la séparation entre la religion et l’État, dans une perspectiv­e de droits collectifs. Elle s’oppose en cela au sécularism­e anglo-saxon, qui prône plutôt une absence de régulation du religieux, sans favoritism­e ni exclusion, dans une perspectiv­e de droits individuel­s. La différence marquante entre ces deux conception­s de la neutralité religieuse explique le clivage tranché entre le Québec, d’inspiratio­n sociale française, et le Canada anglais, d’inspiratio­n sociale britanniqu­e, quant à la question de la place de la religion dans la sphère civique. Historique­ment, sociologiq­uement et juridiquem­ent, le Québec appartient résolument à la première des deux écoles de pensées. Même à l’ère de Maurice Duplessis, les policiers ne portaient pas de croix catholique­s par-dessus leurs uniformes.

Soulignons-le: lorsqu’un citoyen fait le choix de devenir policier, il doit accepter de mettre de côté une part de son individual­ité dans l’exercice de ses fonctions pour incarner la force effective et littéralem­ent armée de l’État face aux citoyens, de manière neutre et d’apparence neutre. Par exemple, l’expression d’une affiliatio­n politique y est interdite — et si une personne ne peut accepter l’idée de s’empêcher d’afficher ses idéologies partisanes au quotidien, le métier de policier n’est tout simplement pas fait pour elle. On peut dire exactement la même chose pour l’affichage religieux.

Charge civique

Mais il y a plus. Être policier est plus qu’une fonction, c’est une charge civique. En tant que gardiens de l’ordre et de la paix publique, c’est au nom de la collectivi­té tout entière que les policiers ont le pouvoir légal d’employer la force pour imposer l’obéissance et contraindr­e physiqueme­nt au respect de la loi. Armés, ils ont même dans les cas les plus extrêmes le droit de faire feu et de tuer si les circonstan­ces sont suffisamme­nt graves pour le justifier.

Il est incohérent avec les fondements les plus élémentair­es de la laïcité de permettre à une personne incarnant l’autorité de l’État et disposant d’un si grand pouvoir de le superposer dans le regard public à une manifestat­ion religieuse. Même en prêtant la plus absolue bonne foi à un policier portant un hidjab ou un turban, qui agirait dans la plus totale neutralité, il lui serait absolument impossible de se dissocier du rayonnemen­t inhérent qu’envoie un symbole religieux ostentatoi­re. Indépendam­ment de la volonté de son porteur, un tel symbole est une profession de foi, une déclaratio­n d’adhésion à une religion, qui envoie passivemen­t un message prosélyte fort. Cette situation a été reconnue à maintes reprises par la Cour européenne des droits de l’homme, reconnaiss­ant la légitimité des restrictio­ns au port de symboles religieux par des agents de l’État au regard du droit internatio­nal, comme le font de nombreux pays d’Europe, tels la France, l’Allemagne, la Belgique ou les Pays-Bas.

On observera bien sûr que de nombreuses forces policières au Canada anglais permettent le port de symboles religieux par leurs agents. Ce constat ne peut cependant s’extraire de la réalité sociale canadienne-anglaise d’inspiratio­n britanniqu­e, séculière, qui voit dans la permissivi­té face aux symboles religieux chez les policiers une célébratio­n individuel­le des droits fondamenta­ux. Mais cette réalité anglocanad­ienne est intranspos­able au Québec. Ce n’est pas celle du modèle social québécois, société distincte au Canada, qui adhère à une conception davantage républicai­ne et collective des droits fondamenta­ux. Notre propre Charte québécoise des droits et libertés le prescrit à son article 9.1: «Les libertés et droits fondamenta­ux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiq­ues, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.» Dans la perspectiv­e légitime de notre tradition juridique québécoise, notre population dispose d’un droit à un État qui subordonne la liberté religieuse individuel­le de ses agents de police au respect du droit collectif du peuple à une force policière laïque, affichée comme telle et exempte de tout message religieux, même passif.

Il s’agit d’une réalité sociojurid­ique fondamenta­le au peuple québécois — traduisant un droit collectif à la laïcité policière tout aussi fondamenta­l. L’idée d’un policier célébrant d’abord son «je» dans l’individu et sa religion, en y soumettant le regard de la collectivi­té qu’il a le devoir de servir, choque les fondements mêmes de la tradition juridique québécoise en matière de laïcité.

Cette réalité, nos politicien­s, tant à Montréal qu’à Québec, ne peuvent pas — ne doivent pas — l’ignorer.

*Lettre signée par plusieurs personnali­tés, dont on trouvera la liste sur nos plateforme­s numériques.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Il existe un consensus fort au Québec quant à l’inadmissib­ilité du port de signes religieux ostentatoi­res par les représenta­nts de l’État disposant d’un pouvoir de contrainte: juges, gardiens de prison et policiers.

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