Le Devoir

Entrevue

Visite à la campagne chez la plus philosophe des auteures québécoise­s de polars

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR À SAINT-SÉBASTIEN-DE-FRONTENAC

Balade aux frontières de l’identité avec Andrée A. Michaud.

Où sommes-nous au juste? À une petite heure de SaintGeorg­es, à une très grosse heure de Sherbrooke, à une demi-heure de LacMéganti­c, d’accord, mais où sommesnous exactement? «Quand j’étais petite, ici, on disait qu’on était en HauteBeauc­e», lance Andrée A. Michaud sur le balcon de sa maison discrèteme­nt juchée derrière quelques arbres, au bord de la route 263, à l’aube de Saint-Sébastien-de-Frontenac, son village natal appartenan­t aujourd’hui à la région administra­tive de l’Estrie. « On est ici, en fait, dans une région écartée des autres, une région périphériq­ue, à la limite de plusieurs autres régions. Ça a créé chez moi un petit problème d’appartenan­ce. Qui suis-je: Cantonaise (comme dans Cantons-de-l’Est) ou Beauceronn­e?»

Andrée A. Michaud est une Sébastienn­aise, sommes-nous tenté de trancher, tant Saint-Sébastien-deFrontena­c occupe une place majeure dans l’imaginaire de l’auteure de Mirror Lake et de Bondrée (bientôt traduit en allemand et en espagnol). «Pendant toutes ces années, chaque fois que je rendais visite à ma mère, j’allais marcher avec mon frère sur la track ou dans le 4», dira-t-elle plus tard à table, au sujet du pays de son enfance, où elle est revenue s’installer il y a cinq ans «parce que le contact avec la nature a profondéme­nt défini [sa] façon de percevoir le monde ».

Une région qu’elle devrait connaître aussi bien qu’un roman dont elle aurait trop souvent parlé, mais qui révèle encore parfois son inquiétant­e étrangeté. «C’est rare, quand je vais marcher, que je me demande où je suis rendue, mais il arrive que des bruits me fassent retourner à la maison. Des fois, je me dis: “O.K., là, t’es rendue un peu trop loin”», raconte la jeune sexagénair­e, en pointant le bois qui se dessine derrière la vitre de la porte-fenêtre où les coccinelle­s pullulent ces jours-ci. On aura compris qu’il arrive que le profil d’un ours surprenne pendant sa promenade l’excursionn­iste téméraire lorsqu’elle arpente le chemin de la Languette, pas loin.

«Pour moi, la forêt, c’est le lieu idéal en littératur­e, un lieu qui peut susciter toutes sortes d’émotions», explique-t-elle, alors que nous lui faisons remarquer à quel point il est étonnant qu’un territoire aussi lumineux, en ce jeudi après-midi de printemps tardif, devienne en fiction le terreau de l’angoisse qui étreint la poitrine, comme c’est le cas dans Routes secondaire­s, son plus récent roman. Dominou, son chat émacié, grimpe sur la table et toise le journalist­e d’un regard lui intimant de bien traiter sa maîtresse. «Si plusieurs de mes romans se déroulent en forêt, c’est parce que la forêt crée une ambiance particuliè­re qu’on peut associer à la peur ou à l’inconnu. On ne connaît jamais complèteme­nt la forêt. »

Tout menace constammen­t de révéler son revers funeste ou désastreux, a souvent écrit, de différente­s manières, Andrée A. Michaud, depuis trente ans. Nous voici à l’étage de sa chaleureus­e maison, dans la bibliothèq­ue de son conjoint (tout simplement nommé P. dans Routes secondaire­s), une pièce aux murs aussi courbés par les milliers de livres qui s’y accrochent qu’un arbre sous l’averse. «Le plafond va finir par s’écrouler», s’inquiète Andrée. Réponse rassurante de P.: «Mur porteur.»

Qui suis-je ?

Fast forward une heure plus tard, alors qu’Andrée A. Michaud offre son regard le plus mystérieux à l’objectif de la photograph­e. «Est-ce bien moi?» demande-t-elle en jetant un oeil à son visage voilé de fumée de cigarette, dans le petit écran de l’appareil numérique. «Oui, oui, c’est vous», lui répond très pragmatiqu­ement la collègue. Mais comment en être complèteme­nt sûre ?

«Si je vais au dépanneur ou à la quincaille­rie, il y a des gens qui me reconnaiss­ent et je ne sais pas qui c’est pantoute », confiait-elle tantôt au sujet de son retour dans la région après plusieurs années d’exil citadin, une phrase qui demeurerai­t banale si Routes secondaire­s (Québec Amérique, 2017) ne décrivait pas l’identité de l’écrivaine comme une constructi­on poreuse, risquant

Si plusieurs de mes romans se déroulent en forêt, c’est parce que la forêt crée une ambiance particuliè­re qu’on peut associer à la peur ou à l’inconnu. On ne connaît jamais complèteme­nt la forêt. ANDRÉE A. MICHAUD

constammen­t d’être phagocytée par l’identité de ses personnage­s. Les villageois, au dépanneur, reconnaîtr­aient-ils plutôt Heather, élusive figure centrale de Routes secondaire­s ?

«Je trouve toujours ça drôle d’entendre des écrivains dire: “Ce sont mes personnage­s qui me guident” », note l’invitée d’honneur du Salon internatio­nal du livre de Québec cette année, en évoquant ce polar autofictif, une enquête portant non pas sur un meurtre, mais sur le sujet du livre en chantier d’une romancière un peu coucou, sorte de thriller métaphysiq­ue s’amusant à miner les idées reçues sur la création et la littératur­e de genre. «On a toujours le choix de décider que, même si le personnage semble vouloir aller par là, c’est plutôt par là que nous on veut aller. »

Pourtant, Routes secondaire­s joue souvent à laisser entendre le contraire, grâce au personnage d’Heather, double de l’écrivaine, qui la mène par le bout du nez. La littératur­e entretiend­rait des desseins qui nous dépassent? «C’est le tort que j’ai moi-même, en tant que lectrice, d’associer certains personnage­s à leurs auteurs. Quand je lis Richard Ford, pour moi, son personnage de Richard Bascombe, c’est lui, alors que je suis sûre que je me trompe, mais c’est plus fort que moi. On est très conscients que c’est de la fiction, mais on veut y croire. »

Chercher la vérité et la justesse

Sur une petite table, à côté du bureau sur lequel écrit Andrée A. Michaud: une édition de poche de L’étreinte des vents, un récit de la poète Hélène Dorion. Dans sa bibliothèq­ue, encore plus de livres de poésie: presque tous ceux de Roger Des Roches, de Renaud Longchamps et d’Élise Turcotte, mais aussi ceux des plus jeunes Michaël Trahan et Benoit Jutras. «Les poètes sont souvent étonnés quand je leur dis dans les salons du livre que j’ai lu leur recueil ! »

Étonnés, ah oui? La poésie et le polar tel que le conçoit Andrée A. Michaud n’ont-ils pas en commun de se mesurer courageuse­ment à de grandes questions, en sachant pertinemme­nt que les réponses trouvées demeureron­t fragmentai­res? «Disons que la justesse de l’énoncé est très importante pour moi. Si je veux écrire telle chose de telle manière, je vais me casser la tête longtemps. J’avais un voisin en ville qui me disait: “Madame Michaud, je vous entends écrire.” Je répétais mes phrases à voix haute, pour le rythme. Il y a une époque où j’écrivais quasiment des alexandrin­s. Je me disais: “Il manque un mot ici, il y a une syllabe de trop là.” Ça devenait un peu obsessionn­el. »

Voilà un autre avantage de la vie à Saint-Sébastien-de-Frontenac, que de pouvoir y gueuler ses livres sans craindre d’importuner tout le quartier.

 ??  ??
 ?? ANNICK SAUVÉ LE DEVOIR ?? Andrée A. Michaud est une Sébastienn­aise, sommes-nous tenté de trancher, tant Saint-Sébastien-de-Fro
ANNICK SAUVÉ LE DEVOIR Andrée A. Michaud est une Sébastienn­aise, sommes-nous tenté de trancher, tant Saint-Sébastien-de-Fro
 ??  ?? Les routes secondaire­s Andrée A. Michaud, Québec Amérique, Montréal, 2017, 248 pages
Les routes secondaire­s Andrée A. Michaud, Québec Amérique, Montréal, 2017, 248 pages
 ??  ?? Bondrée Andrée A. Michaud, Nomades, Montréal, 2015, 368 pages
Bondrée Andrée A. Michaud, Nomades, Montréal, 2015, 368 pages
 ??  ?? Mirror Lake Andrée A. Michaud, Nomades, Montréal, 2013, 368 pages
Mirror Lake Andrée A. Michaud, Nomades, Montréal, 2013, 368 pages
 ??  ?? ontenac occupe une place majeure dans l’imaginaire de l’auteure.
ontenac occupe une place majeure dans l’imaginaire de l’auteure.

Newspapers in French

Newspapers from Canada