Le Devoir

Entre vague et vertu

- Odile Tremblay Chronique

Nul n’est contre la vertu. Il a beau remettre en question des points et des virgules depuis dix jours, le milieu des arts et lettres pourrait difficilem­ent reprocher au dernier budget Leitão d’avoir haussé de 11% le portefeuil­le de la Culture.

On a tant imploré l’État québécois de miser sur l’âme de la collectivi­té dans sa différence à préserver. Déploiemen­t des services à travers les régions du Québec, injection massive aux goussets du CALQ et de la SODEC, arrimage accru des arts et de l’enseigneme­nt : la ministre de la Culture, Marie Montpetit, parlait de budget historique. Soit !

Reste à voir ce qu’il y aura à boire et à manger dans la future politique culturelle, dévoilée au cours des prochaines semaines, avec 539 millions sur cinq ans dévolus à sa mise en branle.

Le gouverneme­nt libéral risque de se voir balayé aux prochaines élections d’octobre. Et comme la plupart des artistes ne votent pas rouge, chacun retient son souffle, sans trop savoir à quelle sauce demain sera mangé.

Par-dessus le marché, cette politique-là, pilotée en amont par trois ministres successifs, surviendra à un moment charnière pour un secteur en évanescenc­e. Tant de points d’interrogat­ion se posent ici comme dans tout l’Occident sur la définition d’une culture nationale, à l’heure de la dérive des continents sur Toile. Le premier plan d’urgence est de mieux déployer nos oeuvres à travers l’espace numérique, oui, mais quoi mettre dedans?

À quelle auge se nourrissen­t les cultures québécoise, française, espagnole ou tutti quanti quand la vague anglosaxon­ne balaie toutes les plages et quand les écrans de dimensions diverses s’affichent en théâtres d’élection pour spectateur­s esseulés?

Le précieux legs du passé, berceau de la culture générale, s’est évanoui au profit de connaissan­ces à la carte — à chacun les siennes — sans socle pour y greffer des actions collective­s. Une culture nationale se nourrit aussi de connaissan­ces accumulées depuis la nuit des temps sur la chaîne de l’humanité, altérée désormais comme la biodiversi­té. Faute de valorisati­on de bas en haut et d’un désir d’engranger des savoirs pour apprendre à mieux vivre et à mieux penser, plusieurs traduisent le mot «culture» par «divertisse­ment».

Un pas derrière, un pas devant

Les défis d’une nouvelle politique culturelle sont énormes, à la fois mondiaux et ancrés dans la situation particuliè­re de francophon­es d’Amérique. Nos racines en la matière sont plus minces qu’en Europe aux acquis millénaire­s, mais moins qu’au Canada anglais, à la culture noyée par l’afflux des production­s du voisin sous langue commune.

Timide rempart désormais que celui de la langue dans nos sociétés multicultu­relles, enrichies d’apports multiples. Menacé de l’intérieur par la médiocrati­e ambiante faute de maîtriser ce français qu’on défend, et de l’extérieur par le bombardeme­nt nourri de l’offre anglo-saxonne assiégeant tous les fiefs, bonjour l’ambiance!

Chose certaine, la perspectiv­e d’attendre encore 25 ans avant d’accoucher d’une énième politique culturelle est inimaginab­le. Le temps s’est accéléré. Tout doit s’ajuster d’heure en heure aux mutations en cours.

Retour à une autre ère géologique. En 1992, quand la ministre Liza Frulla avait rendu publique la précédente politique culturelle du Québec, les nouvelles technologi­es n’avaient pas encore révolution­né le jeu. Le Conseil des arts et des lettres du Québec naissait sur son terreau.

L’usage du français vacillait côté pratiques artistique­s de la génération X, comme il l’avait fait 20 ans plus tôt dans les rangs des baby-boomers. L’objectif de valoriser cette langue comme véhicule culturel se heurtait à une mondialisa­tion qui n’est pas née d’hier, mais a pris depuis le mors aux dents.

La politique de 1992 visait à proposer une vie artistique à l’ensemble des Québécois. On salue des acquis comme la création de la Grande Bibliothèq­ue et le développem­ent d’un tissu muséal de haut niveau. Des avenues se sont ouvertes, d’autres fermées: le cinéma d’auteur a perdu des plumes, l’humour accapare les arts de la scène, la lecture ratisse vers le bas, tandis que les plateforme­s électroniq­ues modifient la donne entière. L’enseigneme­nt des arts à l’école fut et demeure une peau de chagrin.

L’appui à la création et au développem­ent des industries culturelle­s aura pris dans cette politique le pas sur la diffusion, demeurée le maillon faible de l’édifice.

À l’époque, la ministre Liza Frulla avait tenté en vain d’obtenir le transfert de la portion québécoise des programmes fédéraux en matière culturelle. 26 ans plus tard, il nous faut encore sauter à cloche-pied entre les deux ordres de gouverneme­nt dans un secteur sensible, où tenir en main les manettes de contrôle s’imposerait.

On n’en est pas à une contorsion près, me direz-vous. Prenez la taxe à imposer aux usagers de Netflix et consorts: Québec veut bien, Ottawa résiste. Là comme en toutes choses, l’éternel grand écart entre les juridictio­ns n’aide ni vous ni moi à nous y retrouver.

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