Plonger en eaux troubles
Carlos et Jason Sanchez abordent le sujet délicat de l’agression sexuelle au féminin dans Emprise
Laura, 28 ans, travaille pour la compagnie d’entretien ménager de son père. Dans l’une des maisons qu’elle fréquente, elle remarque Eva, 16 ans, assise à son piano, l’air habité. Lors de ses visites subséquentes, Laura voit la tension monter entre la maîtresse de céans et sa fille. Un jour où le désarroi d’Eva est à son comble, Laura lui propose de venir passer du temps chez elle. Eva ignore alors qu’elle s’apprête à troquer une prison pour une autre, car sous couvert de sollicitude, Laura n’a fait, des semaines durant, que l’encercler comme un oiseau de proie. Sujet délicat que celui du film Emprise, de Carlos et Jason Sanchez. Entre pédophilie au féminin et syndrome de Stockholm, les deux frères étaient conscients des écueils potentiels.
«À l’origine du projet, il y a tous ces articles et reportages à propos d’hommes ayant gardé captives des adolescentes ou des jeunes femmes pendant des années. En Europe, aux États-Unis… il y a eu une période où on entendait beaucoup de ces histoires », relate Jason Sanchez.
Dans ces faits divers sordides, un aspect surprenant — et souvent récurrent — les intrigua. «Dans plusieurs cas, les victimes ont eu des occasions de s’enfuir ou d’accéder à un téléphone, mais y ont renoncé. C’est comme si une “laisse invisible” les en empêchait. Et c’est cet aspect précis qu’on a voulu aborder», complète Carlos Sanchez.
C’est dire que les deux frères, qui sont à la base des photographes émérites, n’ont pas choisi un sujet facile pour leur premier film, qu’est Emprise (V.F. de Allure, auparavant A Worthy Companion).
Hasard déterminent
Amorcée il y a quelques années déjà, leur réflexion les incita d’abord à écrire le récit d’un homme qui séquestre une jeune fille. Or, au même moment, de nombreux films au thème similaire commencèrent à apparaître.
«L’intérêt pour notre scénario a baissé et plus un seul acteur ne voulait y toucher; il y avait trop eu de tels films, se souvient Jason Sanchez. Puis un jour, notre agente de casting à Los Angeles nous a lancé en blaguant à moitié que ce serait pas mal plus facile à caster si le personnage était une femme. Pour nous, ç’a été le déclic.»
Carlos et Jason Sanchez ont alors songé à ces affaires d’enseignantes qui abusent d’un élève adolescent sans toutefois vouloir aller dans cette direction. Ils ont plutôt choisi de garder le cas de figure d’une adolescente prise, désormais, sous la coupe d’une femme.
Le film détaille les rouages de la manipulation, avec l’adulte qui s’insinue graduellement dans l’intimité de sa proie, avec qui elle développe une complicité et partage des secrets afin de gagner sa confiance. Adulte qui, plus tard, essaie de justifier l’injustifiable tout en se faisant croire qu’il s’agit d’amour.
La prédatrice
Fort d’une approche qui mise sur la suggestion plutôt que la démonstration, Emprise est tout sauf un film d’exploitation. La qualité des deux performances principale est, en outre, remarquable.
Eva est interprétée par la Canadienne Julia Sarah Stone (série The Killing), 18 ans au moment du tournage. Evan Rachel Wood, dont la popularité explosa pendant le tournage grâce au succès de la série Westworld sur HBO, incarne pour sa part Laura, la prédatrice au passé trouble.
«Il y a des scènes pas évidentes, et notre priorité était de fournir un environnement émotionnellement sécuritaire aux comédiennes. L’équipe était largement féminine et c’était un plus », indique à cet égard Carlos Sanchez.
La présence de la directrice photo Sara Mishara (Continental: un film sans fusil, Félix et Meira) compta ainsi beaucoup pour Evan Rachel Wood, qui vécut des moments de grande vulnérabilité. Le personnage de cette dernière, Laura, est en l’occurrence la protagoniste; c’est son point de vue qui est prééminent.
Là encore, les deux frères n’ont pas cherché à se simplifier la vie. Jason Sanchez acquiesce: «C’est certain que c’est plus courant d’épouser le point de vue de la victime, comme dans Room, par exemple. Pour le spectateur, c’est plus naturel de vouloir suivre la victime qui s’en sort que d’être forcé de partager la perspective du bourreau. Mais justement, ce challenge-là nous intéressait: qu’est-ce qui se passe dans la tête de la personne ? »
Il y a des scènes pas évidentes, et notre priorité était de fournir un environnement émotionnellement sécuritaire aux comédiennes. L’équipe était » largement féminine et c’était un plus. CARLOS SANCHEZ
Hiatus auto-imposé
Cela constituait un angle plus original pour traiter du sujet, de renchérir Carlos Sanchez. «Lorsqu’on a pris la décision de faire du personnage de l’agresseur une femme, on a demandé à la production de tout arrêter pendant un an. On voulait vraiment réécrire le scénario dans cette optique-là et pas juste prendre celui qu’on avait en changeant le sexe du personnage. On avait fait de longues recherches et on en a fait d’autres. Les agresseurs ont souvent été agressés eux-mêmes, et l’idée n’était pas d’excuser les gestes de Laura, mais il importait de lui donner un background crédible. »
Un « background » qui fournit des clés pour comprendre ce qu’elle est devenue. Sur ce point également, les coréalisateurs préfèrent l’évocation subtile, le sous-entendu aux lourdes explications livrées par le biais du dialogue. Ce procédé-là, les Sanchez savaient d’office qu’ils voulaient l’éviter.
Quant à tout ce qui a changé en cours de route, ils s’avouent surpris, mais heureux. «On doit rester ouverts. Il ne faut pas avoir peur de laisser évoluer un sujet.» Ou avoir peur d’un sujet, point.
Emprise prendra l’affiche le 13 avril.