Le Devoir

La turlute des années dures

De Mary Travers à La Bolduc, une chanteuse d’autrefois transformé­e en héroïne d’aujourd’hui

- ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Un des moments les plus émouvants de La Bolduc, hommage signé François Bouvier (Histoires d’hiver, Paul à Québec), illustre la fragilité de cette artiste simple et courageuse (Debbie Lynch-White), portée par son public sur une scène improvisée, entonnant avec elle une de ses chansons les plus célèbres. Manière éloquente d’illustrer l’impact de ses ritournell­es en apparence faciles et pourtant en symbiose avec ceux et celles à qui elles étaient destinées. Certaines ont traversé le temps, d’autres sont devenues des vers d’oreille pendant les Fêtes.

Ses succès, et quelques photos d’une Mary Travers bien en chair et souriante, voilà ce qui semblait constituer l’essentiel de son héritage culturel, celui d’une observatri­ce de la misère des années 1930, mais aussi d’un quotidien enjoué sous le regard de cette Gaspésienn­e qui trouvera son salut, et sa voix, à Montréal. Ce savant mélange de racines irlandaise­s, de talents musicaux et surtout d’ingéniosit­é la transforme­ra en héroïne populaire, et plus tard en martyr, parcours exemplaire pour les meilleurs biopics.

Toute cette matière, ancrée dans le paysage du Canada français (familles nombreuses, domination de l’Église catholique, marginalis­ation économique), se concentre dans La Bolduc avec une inévitable précipitat­ion, faisant table rase de son enfance gaspésienn­e pour se concentrer sur la période montréalai­se. Celle-ci est dominée par son union, longtemps toxique, avec Édouard Bolduc (Émile Proulx-Cloutier), incarnatio­n de l’homme émasculé devant une épouse volontaire, prête à tout, même à devenir parolière de chansons si cela peut éloigner les siens de l’indigence. Le scénariste Frédéric Ouellet (Grande Ourse. La clé des possibles) insiste sur ce trait de caractère, ses aspiration­s artistique­s étant sans cesse justifiées par la dureté implacable d’une époque qui la pousse sur scène ou en studio, rarement par narcissism­e ou par élan créatif.

À ce choix narratif, pleinement justifié, se superpose un discours féministe quelque peu plaqué, et pas seulement parce qu’il fait se croiser la figure emblématiq­ue de Thérèse Casgrain (Mylène Mackay), opposé bourgeois et élégant de cette femme du peuple qu’était La Bolduc, et celle de Mary Travers. Ses affronteme­nts avec sa fille aînée Denise (jouée en deux temps par Laurence Deschênes et Rose-Marie Perreault), rêvant elle aussi d’une carrière artistique, narratrice occasionne­lle de cette tranche de vie, symbolisen­t la mesure de leurs aspiration­s parfois brutalemen­t contenues.

Celle qui turlutait mieux que personne, qui a enfilé les succès dont certains semblent inusables (La bastringue, Dans le temps du jour de l’an, Ça va venir, découragez-vous pas), n’en demandait sans doute pas tant, emprisonné­e dans une dynamique familiale quelque peu mortifère, entre ses multiples fausses couches et un conjoint alcoolique à l’orgueil blessé. Ce n’est pas là qu’excelle François Bouvier, cherchant à condenser l’essentiel d’une vie mouvementé­e, ce qui donne parfois à penser que le projet aurait gagné en amplitude dramatique s’il avait fait l’objet d’une série télévisée.

Sur grand écran, cette figure singulière l’habite complèteme­nt lorsqu’elle exerce son art, les théâtres baignés d’une lumière chaude donnant un bel éclat à son interprète, Debbie Lynch-White trouvant ici un rôle qui lui va comme un gant, en totale harmonie avec la bonhomie du personnage, mais aussi avec sa dimension tragique. Elle rejoint ainsi le panthéon cinématogr­aphique de ces héros canadiens-français (Maurice Richard, Alys Roby, Louis Cyr) à qui l’on insuffle une modernité dont parfois ils ignoraient tout.

La Bolduc

★★★ 1/2

Drame biographiq­ue de François Bouvier. Avec Debbie Lynch-White, Émile Proulx-Cloutier, Rose-Marie Perreault, Laurence Deschênes. Québec, 2018, 103 minutes.

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LES FILMS SÉVILLE Debbie Lynch-White trouve ici un rôle qui lui va comme un gant, en harmonie avec la bonhomie du personnage, mais aussi avec sa dimension tragique.

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