Le Devoir

Anton Bruckner, le curieux destin du Ménestrel de Dieu

Le chef Kent Nagano dirige cette semaine la 7e Symphonie du compositeu­r énigmatiqu­e

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

Avons-nous une perspectiv­e déformée de la musique de Bruckner? Le regard des publics à diverses époques a tant varié que chercher sa vérité, c’est un peu vouloir remplir le tonneau des Danaïdes.

L’intégrale des symphonies de Bruckner par Yannick Nézet-Séguin, offerte à un prix défiant toute concurrenc­e, a attiré l’attention sur ce compositeu­r des vastes espaces. Les cathédrale­s brucknérie­nnes sont si grandes que dans certaines interpréta­tions, dont celle de Kent Nagano, le seul mouvement lent de la 8e Symphonie de Bruckner est plus long que la 5e Symphonie de Beethoven au grand complet.

Kent Nagano, qui a également enregistré Bruckner à plusieurs reprises, dirigera cette semaine à l’OSM la 7e Symphonie, oeuvre sur laquelle les interprète­s ont radicaleme­nt évolué ces dernières décennies.

Bruckner victime du temps

Ne pas aimer la musique de Bruckner n’est pas une tare. La méfiance fut d’ailleurs très largement de mise en France, où public et critique affichèren­t une franche hostilité à l’égard d’une musique « cyclopéenn­e » (qualificat­if de Bernard Gavoty) jusque dans les années 1960. Un lent virage ne se fit qu’avec la présentati­on de la 8e Symphonie par Herbert von Karajan à la cathédrale de Chartres et la création française, par Eugen Jochum, de la 5e Symphonie, en… octobre 1969 !

Mais cette méfiance est-elle vraiment plus condamnabl­e que la déformatio­n qui eut cours dans la sphère germanique, où le génie radical de Bruckner fut, au fond, tout aussi incompris ? Créateur dévot, le «Ménestrel de Dieu» était certes le compositeu­r des grandes architectu­res symphoniqu­es, mais aussi un compositeu­r des aspérités. Ses premiers admirateur­s et interprète­s, qui eurent pour nom Schalk (deux frères) et Löwe, prirent ces aspérités pour des maladresse­s et les gommèrent pour faire rentrer Bruckner dans un moule wagnérien.

Alors qu’il était, harmonique­ment, en avance sur son temps, Bruckner était alors considéré comme un brave homme un peu gauche qu’il fallait «aider», retoucher, voire réorchestr­er. Des partitions tripatouil­lées furent jouées jusque dans les années 1930 ou 1940, voire après, par le célèbre Hans Knappertsb­usch qui ne voulut jamais se remettre en question.

On doit aux musicologu­es Robert Haas (1886-1960) et Leopold Nowak (1904-1991) d’avoir révélé et édité telle quelle la musique de Bruckner. La 9e Symphonie telle qu’écrite par Bruckner en 1894 n’a été jouée en fait pour la première fois qu’en 1932 par le chef Siegmund von Hausegger, qui créa ensuite, en 1935, la «vraie» 5e Symphonie, 57 ans après sa conception en 1878.

Bruckner, témoin de notre temps

La 7e Symphonie, la plus lyrique, la plus chantante des symphonies de Bruckner, choisie par Kent Nagano, est, parmi les neuf symphonies d’Anton Bruckner, la plus typique d’un autre phénomène: celui d’une étonnante évolution interpréta­tive au fil du temps. La manière dont les

interprète­s respirent et chantent Bruckner a changé. Les chefs surjouent-ils aujourd’hui le gigantisme et le mysticisme d’Anton Bruckner? Se regardent-ils jouer de la musique en grands épanchemen­ts au lieu de la prendre à bras-le-corps?

Le premier mouvement, en particulie­r, est énigmatiqu­e. En étudiant de manière approfondi­e les enregistre­ments et bandes de concerts publiés dans les 40 années suivant les gravures d’Oskar Fried en 1924 et Jascha Horenstein en 1928, nous voyons clairement que la durée moyenne d’exécution était alors en moyenne de l’ordre de 18 minutes et 30 secondes. La respiratio­n induite (en musique, on appelle cela l’agogique) concorde fort logiquemen­t avec l’indication allegro moderato.

Très rares sont les interprète­s des 40 dernières années qui descendent en dessous de 20 ou 21 minutes dans le même mouvement! En 2009, à Montréal, Kent Nagano était à 23 minutes et, sur son CD, Yannick NézetSégui­n en prend 22. Sans faire de la «musicologi­e au chronomètr­e», le rapport entre les deux premiers volets de l’oeuvre s’en trouve complèteme­nt changé puisque la différence avec le «très solennel et très lent» qui suit est estompée, et on a l’impression d’avoir une symphonie qui débute par mouvements «lents».

Bruckner deviendrai­t-il, malgré lui, le reflet d’une époque à la recherche

Bruckner, qui, toute sa vie durant, a eu du mal à faire jouer ses oeuvres, a accepté de les retravaill­er dans l’espoir de les faire exécuter

de plus de spirituali­té? Le pourquoi et le comment d’une dérive aussi marquée restent une vraie énigme. Peut-être, dans un monde tendu, sommes-nous alors à la veille d’un retour à un Bruckner plus incarné et sanguin ?

Dans l’atelier du compositeu­r

Retrouver une certaine «vérité» brucknérie­nne ne passe pas forcément par une interpréta­tion différente de partitions connues, mais aussi par le recours à des partitions rares nouvelleme­nt reconstitu­ées. Bruckner, qui, toute sa vie durant, a eu du mal à faire jouer ses oeuvres, a accepté de les retravaill­er dans l’espoir de les faire exécuter. Mais quelles étaient ses vraies volontés? Plusieurs musicologu­es partent désormais à la source de son inspiratio­n. Kent Nagano est sensible à cette approche qui a enregistré la version originale (1873) de la 3e Symphonie, mais aussi des 4e et 8e . Yannick Nézet-Séguin a opéré le même choix pour la 3e Symphonie.

Un chef se distingue aujourd’hui en recherchan­t et en enregistra­nt ces partitions rares, des versions princeps ou intermédia­ires. Son nom est Gerd Schaller et son entreprise sérieuse, réunie en coffret début mars, permet de découvrir le jet initial (1866) de la 1re Symphonie, les éditions du très sérieux musicologu­e William Carragan des Symphonies no 2 (la fin diffère positiveme­nt) et no 3 (1874, version originale de 1873, retravaill­ée), la 4e dans deux moutures, dont l’une avec finale alternatif (Volksfest-Finale).

Les 5e, 6e et 7e n’offrant pas d’alternativ­es particuliè­res, les exploratio­ns de Schaller reprennent dans la 8e, avec une version intermédia­ire de 1888 (un adagio différent) et deux versions de la 9e Symphonie proposant des reconstruc­tions du finale par Carragan et par Schaller.

Ce coffret, qui s’adresse évidemment aux amoureux spécialist­es du compositeu­r, montre que l’exploratio­n n’en est pas achevée. De tous ces travaux la version Carragan de la 2e Symphonie, aussi adoptée par Herbert Blomstedt, est à mes yeux l’avancée la plus essentiell­e dans la connaissan­ce du compositeu­r.

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ISTOCK Le buste de Bruckner, à Vienne
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