Le Devoir

La résurrecti­on des pionniers du métal québécois

Des groupes fondateurs remontent sur scène ; gros plan sur une culture qui a le sens de la mémoire et de l’histoire

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Ils ont vieilli, pris un peu de ventre, perdu quelques cheveux. Des années de musique lourde ont irrémédiab­lement creusé des cernes sous leurs yeux, mais quelque 250 grisonnant­s métalleux lancent quand même leurs bras dans les airs pendant que Rick Hughes, chanteur de Sword, atteint les notes les plus aiguës d’Evil Spell, défiante déflagrati­on concluant l’album Metalized (1986). «Les gens qui aiment le métal, vous avez le coeur gros de même», lance le pimpant quinquagén­aire, la main ouverte, avant d’attaquer un dernier rappel.

Nous sommes en septembre 2017, au Quartier de Lune, un bar du quartier Limoilou à Québec, lors du deuxième concert marquant la résurrecti­on du groupe dont la feuille de route compte des tournées en première partie de Motörhead ou Metallica. Mike Laroque échange de son côté les poing-à-poing avec les fans aux premiers rangs. Sur son visage: un sourire tranchant avec la studieuse baboune qu’il affichait jadis. Le bassiste, seul membre du quatuor à avoir abandonné la carrière rock après sa dissolutio­n au tournant des décennies 1980 et 1990, travaille aujourd’hui dans le monde des véhicules récréotour­istiques.

Les métalleux ont du coeur, oui, mais aussi le sens de l’histoire et de la mémoire. En plus de Sword, qui renaît enfin à Montréal le 13 avril au Club Soda, deux formations cultes partagent l’affiche, ce soir au National, d’un voyage dans les années 1980.

D’abord Insane, un des rares véritables exemples de hair métal québécois, dont le seul et unique album à la pochette digne d’une fête costumée, Strip Tease (1987), fleure bon l’abus de fixatif.

Puis D.D.T., le «premier groupe de heavy métal moderne québécois», selon L’évolution du métal québécois, encyclopéd­ie publiée en 2013 par Félix B. Desfossés. «Je préciserai­s que c’est le premier groupe avec une intention métal assumée, signale le journalist­e. Avant D.D.T., il y avait de la musique métallique, mais ceux qui la créaient n’étaient pas conscients du fait que leur musique s’inscrivait dans une culture, un mouvement. Le groupe Apocalypse disait par exemple faire du power rock, alors que les gars de D.D.T., eux, savaient ce qu’ils faisaient. »

L’obscurité garante d’authentici­té

Pantalons de cuir, chaînes, ceintures et bracelets cloutés: les frères Pierre, Paul et François Tougas semblent effectivem­ent savoir ce qu’ils font sur leurs premières photos promotionn­elles de D.D.T., n’ayant rien à envier aux looks sadomasoch­istes de leurs héros, les géants anglais Judas Priest. «Je me souviens de me promener dans la rue et de me faire regarder comme un extraterre­stre», lance François, chanteur du quintette fondé à Magog en 1979, aujourd’hui peintre de décors sur des plateaux de cinéma. «C’était ça, le fun, se faire regarder croche», ajoute Pierre en rigolant. «On sortait en gang dans les bars avec sur le dos la même chose qu’on avait sur scène!»

Les hommes en noir récolteron­t de nombreux sourcils froncés, non seulement dans la rue, mais aussi auprès d’une industrie ignorant tout du métal. Ils devront eux-mêmes enregistre­r et distribuer leur unique album officiel, le EP Let the Screw… Turn You On! (1984), en empruntant 5000$ à leur père, l’écrivain Gérald Tougas. Dans les clubs de la province, D.D.T. est présenté comme un «orchestre de rock», même s’il joue à un «volume exécrable», aligne sur scène les mannequins décapités et glisse parmi les reprises obligatoir­es de Led Zeppelin ou d’Aerosmith au moins 40% de titres originaux très abrasifs. «Personne ici ne savait d’où ça venait, ce qu’on faisait! Les compagnies de disques cherchaien­t encore les émules de Beau Dommage et d’Harmonium.»

Comment, alors, expliquer qu’un groupe relativeme­nt obscur à son époque soit aujourd’hui le sujet d’un culte? «Internet!» lance Félix B. Desfossés. «Le monde du métal, c’est aujourd’hui un monde de geeks qui veulent tout savoir et tout entendre, et Internet permet de partager toutes ces connaissan­ces super rapidement. Il y a aussi une quête d’authentici­té derrière ce désir de déterrer les groupes les plus oubliés, parce que, si tu n’as pas vendu d’albums outre mesure, c’est peut-être signe que t’as fait les choses à ta manière.»

L’influence internatio­nale du métal québécois

Bien avant que le Web devienne vastement accessible, la communauté métal s’était imaginé sa propre toile par le truchement du tape trading (l’échange de cassettes), un réseau unissant des milliers de mélomanes troquant par la poste des enregistre­ments souvent rudimentai­res de leur propre groupe. «C’est la raison pour laquelle des Scandinave­s ou des Européens connaissen­t des vieux groupes de métal québécois qui ne sont pourtant pas sortis d’ici. Les réputation­s se sont construite­s par ces échanges-là», explique Félix B. Desfossés.

Philippe Tougas, 26 ans, compte parmi les fans qui s’arrachent aujourd’hui ces objets de collection. Le guitariste des formations First Fragment et Chthe’ilist prend d’ailleurs la relève de Denis Côté, membre fondateur de D.D.T., aux côtés de son paternel et de ses oncles. «Les millénaria­ux ont découvert qu’il y avait quelque chose qui existait avant qu’ils naissent et que ça a influencé ce qu’ils écoutent aujourd’hui», lance Pierre Tougas, 58 ans, question de taquiner son fils ainsi que Nicholas Wells, jeune batteur complétant l’alignement actuel de D.D.T.

L’atomisatio­n du marché de la musique en des centaines de niches profite donc aux pionniers du métal québécois: l’étiquette californie­nne Nuclear War Now! a consacré toute une série à la réédition sur vinyle de démos des années 1980, alors que la montréalai­se Return to Analog mettait récemment en marché des disques d’Insane et de D.D.T.

Sword était de son côté invité en septembre au Harder Than Steel Festival, à Dittigheim en Allemagne, et travaille actuelleme­nt à un nouvel album, en mettant à jour de vieilles idées de chansons datant de sa première époque, confie le guitariste Mike Plant. Le respecté label newyorkais Combat Records y apposera son sceau d’approbatio­n.

Fiers de leur progénitur­e, les pères de notre musique lourde? «Le problème, c’est qu’il n’y a pas de vraie bonne place pour jouer à Montréal, regrette Pierre Tougas. Un petit stage comme celui des Foufounes électrique­s, avec les drums des quatre bands dans un coin que doit surveiller un gars pour ne pas qu’ils se fassent voler, ce n’est pas digne des groupes de calibre internatio­nal qui jouent là. Il y a tellement de bons musiciens dans la niche métal extrême et death métal présenteme­nt. J’oserais dire qu’aucun autre genre musical au Québec ne produit autant de virtuoses.»

Insane + D.D.T.

En spectacle au National le 7 avril

Sword

En spectacle au Club Soda le 13 avril

 ?? PHOTOS CATHERINE LEGAULT LE DEVOIR ET ARCHIVES D.D.T. ?? À gauche : les frères Pierre, Paul et François Tougas sont toujours de la formation D.D.T. qui s’est enrichie de Philippe, fils de Pierre, et de Nicholas Wells. À droite : D.D.T. en spectacle en 1983.
PHOTOS CATHERINE LEGAULT LE DEVOIR ET ARCHIVES D.D.T. À gauche : les frères Pierre, Paul et François Tougas sont toujours de la formation D.D.T. qui s’est enrichie de Philippe, fils de Pierre, et de Nicholas Wells. À droite : D.D.T. en spectacle en 1983.
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