Le Devoir

Il était une fois dans l’Est

Dans son premier roman, Christian Giguère explore le côté glauque de Rivière-des-Prairies

- MANON DUMAIS LE DEVOIR

De nature mélancoliq­ue, Christian Giguère ne se sent bien nulle part. Né d’un père francoquéb­écois et d’une mère anglophone, il grandit dans l’est de Montréal où, intello et timide, il observe avec attention les jeunes de son âge qui font du sport, fument du pot ou ont une sexualité précoce.

« Quand j’étais jeune, mon père me parlait du centre Paul-Sauvé, de Régis Lévesque; la boxe meublait mon imaginaire, Stéphane Ouellette, qu’on appelait “le poète”, qui citait Jim Morrison avant ses combats, c’était une de mes idoles. Pendant un bout de temps, je trouvais que les Québécois qui n’avaient pas beaucoup d’éducation pouvaient se manifester par la boxe. C’est pour ça que je parle de boxe dans mon roman. »

À 18 ans, alors qu’il vit seul dans un petit appartemen­t de Montréal-Nord, il lit Bukowski, dont il admire «la sincérité des mots», et parcourt des kilomètres en transport en commun afin de louer des cassettes de la série Twin Peaks à la Boîte noire. Cette obsession pour Lynch, il la partage avec l’héroïne de son premier roman, La disparitio­n de Kat Vandale, escorte et pornstar de Saint-Hubert qui se la joue Laura Palmer.

«Ce que j’aime de David Lynch, qui a de grandes préoccupat­ions métaphysiq­ues, c’est qu’il ancre ses récits dans le trash de la culture populaire», explique ce professeur d’anglais et de littératur­e.

C’est à cette époque sombre de son existence que lui vient l’envie de devenir romancier. Or, lorsqu’il entre à l’Université de Montréal pour étudier en lettres françaises, il est complexé par la qualité de son français et par son manque de culture. Ce sentiment d’imposteur le suivra assez longtemps pour freiner ses ambitions littéraire­s.

La poésie des bas-fonds

Enseignant la théorie littéraire et les grands classiques, Christian Giguère profite de ses étés pour dévorer les romans de Dennis Lehane et de Richard Price. C’est donc tout naturellem­ent qu’il s’est tourné vers le polar. Si le romancier coule des jours tranquille­s avec sa petite famille sur la Rive-Sud de Montréal, il n’a certes pas oublié l’Est qui l’a vu naître et en lequel il a trouvé un terreau fertile.

« Je voulais créer des personnage­s différents, donner une perspectiv­e différente. Il y a beaucoup de romans sur le Mile-End, sur le Plateau, alors je me disais que je pouvais parler de l’est de Montréal. Je voulais parler du rapport qu’ont ces gens-là au territoire, de ce que ça veut dire être né dans l’est de Montréal. »

Nostalgiqu­e de son quartier d’enfance, où il retourne fréquemmen­t afin de ne pas oublier d’où il vient, Christian Giguère n’a pas voulu embellir la réalité, mais plutôt faire ressortir la poésie là où d’autres voient laideur et décadence tout en demeurant fidèle aux différente­s parlures de l’est de Montréal, tant celles des Italiens, des Haïtiens que des Québécois.

«Je ne savais pas trop comment m’y prendre au niveau de l’action. Je voulais écrire une espèce de Tandis que j’agonise de William Faulkner avec plusieurs voix, une voix par chapitre. Il y a un côté très vernaculai­re dans ce que je fais. J’aime écrire comment les gens parlent. »

En plongeant dans l’univers de Kat Vandale, avec ses danseuses, ses dealers et ses pimps — on y rencontre aussi des membres de gangs de rue, des mafieux et des politicien­s corrompus —, on ne peut s’empêcher de penser à la série Fugueuse, de Michelle Allen: «La sexualité telle qu’on la vit à Montréal s’inscrit vraiment dans une culture montréalai­se dont on parle peu. Les salons de massage, quand t’es dans l’Est, c’est une manière de gagner ta vie. »

«Je voulais raconter cette histoire avec des personnage­s féminins; j’ai beaucoup pensé à la manière dont ma soeur et ses amies voyaient la vie à l’époque. C’est un roman qui essaye de montrer les problèmes du patriarcat. Au fond, c’est une histoire très humaniste», conclut Christian Giguère, qui explorera dans son prochain polar Coteau-Rouge, quartier de Longueuil cher à André Forcier, cinéaste qu’il admire «parce qu’il n’a pas délaissé cette idée-là de la mythologie populaire ».

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? Nostalgiqu­e de son quartier d’enfance, où il retourne fréquemmen­t afin de ne pas oublier d’où il vient, Christian Giguère n’a pas voulu embellir la réalité, mais plutôt faire ressortir la poésie là où d’autres voient laideur et décadence.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Nostalgiqu­e de son quartier d’enfance, où il retourne fréquemmen­t afin de ne pas oublier d’où il vient, Christian Giguère n’a pas voulu embellir la réalité, mais plutôt faire ressortir la poésie là où d’autres voient laideur et décadence.

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