Le Devoir

Voyage au pays de Windigo

Karen Bass investit l’univers de la légende autochtone dans un suspense enlevant

- MARIE FRADETTE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Le jet privé qui devait mener Jared Fredrickso­n à Yellowknif­e s’écrase dans une forêt, quelque part en Alberta. À peine blessé, mais en état de choc, l’adolescent est secouru par Kyle, un jeune autochtone de la nation crie qui l’assure que des secours sont en route. Sans égard pour ce bon samaritain, le fils de millionnai­re croit qu’il pourra tout régler avec son téléphone intelligen­t. Il lui suffit de monter sur la colline la plus près pour accéder à un réseau et ainsi se sortir du pétrin. Mais Kyle est formel: «On ne monte pas sur cette colline. Ni les Cris ni personne d’autre. On ne va pas là-haut.»

Territoire du Wîhtiko — cette bête légendaire anthropoph­age, symbole du Mal dans plusieurs nations autochtone­s —, la montagne devient ainsi le lieu d’épouvante dans lequel évoluent les deux héros de La colline, tout dernier roman de l’Albertaine Karen Bass. Mais bien plus qu’un simple décor, la colline se fait personnage et participe de la traversée de Kyle et Jared. Omniprésen­te, semblable à un spectre, elle «les regarde de travers», les domine, attend «à la façon d’une bête traîtresse à laquelle il ne [faut] surtout jamais tourner le dos», raconte le narrateur. Torturés par la faim et la fatigue, incessamme­nt pourchassé­s par le Wîhtiko, sanguinair­e et maître des lieux, le Cri et le moniyaw apprennent ainsi, et un peu malgré eux, à se connaître et surtout à confronter leurs différence­s.

Véritable plongée au coeur des croyances autochtone­s, le roman explore avec un souci du détail l’univers mythologiq­ue grâce à une mise en scène soignée de croyances cries, de personnage­s bienfaiteu­rs, dont Wesakechak, un énigmatiqu­e guerrier protecteur.

Si l’écrasement d’avion semble réellement vécu par Jared, la ligne de partage entre l’univers de la légende et la réalité bascule au moment où les deux personnage­s arrivent dans la montagne. De là-haut, l’avion n’est plus visible. Disparu. Comme si les personnage­s venaient de franchir la porte d’un autre monde, celui des esprits, peut-être. Ils auront à ce moment-là la désagréabl­e impression d’être «prisonnier d’un rêve», dira Jared.

L’écriture de Bass — et la rigoureuse traduction de Lori Saint-Martin et Paul Gagné — contribue à entretenir l’atmosphère étrange qui plane au-dessus de ce lieu maudit, à nourrir l’angoisse qui habite les personnage­s et, par ricochet, le lecteur. Le brouillard ambiant qui enveloppe le paysage, la présence d’ombres qui, tels des spectres, surprennen­t les héros à tout moment, la fumée venue d’incendies de forêt, tout participe ici à camper un décor onirique, un monde parallèle, dont le réel semble constammen­t brouillé.

La douleur ressentie par les protagonis­tes, la soif et le grondement incessant de leur estomac causé par la faim témoignent d’un senti véritable. Il en va de même pour les odeurs nauséeuses diffusées par le Wîhtiko ou par le sang d’animaux déchiqueté­s par la bête mythologiq­ue. Tout nous ramène à un réel palpable.

Bass explore la culture crie en saupoudran­t le texte de mots issus de la langue autochtone, ce qui ajoute à la richesse de ce suspense haletant, dont on ne revient pas tout à fait.

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ELLEN BIRKHAHN L’écriture de Karen Bass contribue à entretenir une atmosphère étrange.
 ??  ?? La colline ★★★★Karen Bass, traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Québec Amérique, Montréal, 2018, 392 pages
La colline ★★★★Karen Bass, traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Québec Amérique, Montréal, 2018, 392 pages

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