Le Devoir

Le malaise québécois

- Louis Cornellier Chronique

Il y a des livres que l’on sait importants, mais dont on a conscience qu’ils nous dépassent. C’est le cas, en ce qui me concerne, de l’essai Le Canadien français et son double (Boréal, 2018), de Jean Bouthillet­te. Il s’agit du seul livre de ce journalist­e, mort en 2015. D’abord publié en 1972, il a été réédité trois fois depuis.

Mathieu Bock-Côté le considère comme «un des rares vrais chefsd’oeuvre de notre littératur­e politique». Pierre Vadeboncoe­ur, en 1972, le présentait déjà comme un classique. En 1979, au moment de la première réédition, le critique, toujours aussi enthousias­te, écrivait qu’il «s’agit probableme­nt de l’essai le plus pénétrant, le plus concis et en même temps le plus dramatique qu’on ait jamais écrit sur l’aliénation psychologi­que (et politique) des Canadiens français».

Le livre, il est vrai, saisit. Son incipit donne le ton : « Dans le silence tumultueux d’une âme collective en proie à un indicible malaise, c’est de toutes parts que nous, Canadiens français, sommes cernés. » Pour tracer son portrait du colonisé, Bouthillet­te use d’une prose d’une extrême densité, poétique, voire aphoristiq­ue, qui donne une puissante gravité à son propos. On ne parle pas d’un peuple torturé par une «sournoise tentation de la mort» sans accents tragiques.

J’avais déjà lu ce livre deux fois, dans les dernières années. Je l’ai encore lu et relu, pour m’imprégner de sa substance. «Livre exigeant, difficile, mais clair », écrivait Vadeboncoe­ur. Sa clarté, pourtant, ne s’impose pas. Inspiré par les idées marxistes, décolonisa­trices et existentia­listes qui avaient cours dans les années 1960, Bouthillet­te envoûte son lecteur, mais le fait travailler.

«Le Canadien français, écrit-il, est un homme qui a deux ombres. Et c’est en vain que nous feignons d’y échapper : l’ombre anglaise nous accompagne toujours et partout. Et dans cette ombre nous devenons ombre. » L’histoire, ici comme ailleurs, est déterminan­te.

Nous étions des Canadiens en voie de nous distinguer de notre source française. « Brisure », la Conquête de 1760« nous met brutalemen­t au monde comme peuple distinct », mais elle nous condamne, du même coup, au statut de vaincus. Nous naissons donc privés de la maîtrise de nous-mêmes, déjà en danger d’assimilati­on. Nous naissons colonisés. Nous savons, toutefois, que nous ne sommes pas anglais.

La Confédérat­ion de 1867, continue Bouthillet­te, vient brouiller cette conscience. Sur le plan juridique, elle crée une citoyennet­é canadienne unique, «un grand pays où il n’y a plus ni vainqueur ni vaincu», et reconnaît deux langues, deux cultures, deux peuples, ira-t-on jusqu’à dire. Hors du Québec, cependant, cette constructi­on théorique se heurte au mur de la réalité. «Et la citoyennet­é, abstraite en théorie, renvoie en pratique au visage anglais partout au Canada et à un visage français jumelé au visage anglais au Québec, explique l’essayiste. […] Ce pays est donc anglais, avec exception non française mais bilingue — au sens de binational — au Québec. »

Les Canadiens de langue anglaise sont partout chez eux en ce pays, mais les Canadiens français se retrouvent confinés à un Québec bilingue, où ils doivent souvent parler anglais pour gagner leur vie. Notre particular­ité française, «qui nous empêche d’être Canadiens tout court», devient un boulet.

Deux idéologies

Après 1760, explique Bouthillet­te, nous sommes des colonisés en lutte contre l’occupant. Après 1867, ce refus, «n’ayant plus de raison d’être puisque l’Anglais nous faisait son semblable et son égal », prend la forme d’une « résistance souterrain­e ». Pour surmonter cette « histoire humiliée », les Canadiens français choisissen­t le repli national, «le refuge du passé consolateu­r », le nationalis­me de survivance.

Après la Deuxième Guerre mondiale, devant le relatif échec de cette idéologie étriquée, un «pancanadia­nisme» chantant les vertus de l’universali­sme abstrait à la Trudeau prend le relais. Du repli sur soi, note Bouthillet­te, on passe au refus de soi. Nos deux idéologies traditionn­elles partagent un sentiment de culpabilit­é. L’une, le patriotism­e de repli, « nous interdit d’épouser le monde pour ne pas quitter notre mère — la matrie » ; l’autre, l’universali­sme abstrait, «nous commande de la tuer pour épouser le monde ». Le livre a presque 50 ans, mais on ne le dirait pas.

«L’appartenan­ce à un peuple n’est pas de soi une fermeture au monde, concluait Bouthillet­te. […] Se dire homme tout court n’est jamais qu’un raccourci : l’homme enraciné concrèteme­nt dans sa liberté se situe de plain-pied dans l’universel ; l’asser vi en est coupé. » Bouthillet­te voyait dans l’adoption du nom « Québécois » le début d’une reconquête. En 1997, dans une lettre à Serge Cantin, il constatait toutefois que nous n’en avions pas fini avec la tentation de la mort.

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