Le Devoir

La réglementa­tion de Facebook arrive, mais ce n’est pas pour demain

Les États-Unis se font graduellem­ent à l’idée de réglemente­r leurs géants du Web. La route risque toutefois d’être longue.

- ÉRIC DESROSIERS

L’image que la plupart des gens garderont des deux jours d’auditions du p.-d.g. de Facebook, Mark Zuckerberg, devant des élus du Congrès américain sera probableme­nt celle d’un adolescent qui explique patiemment à son grand-père comment envoyer des courriels et trouver des jeux de patience sur sa nouvelle tablette numérique. Il est vrai que l’apparition à Washington du multimilli­ardaire de 33 ans, qui avait exceptionn­ellement troqué pour l’occasion le chandail à capuchon pour le veston cravate, a donné lieu, de la part de certains élus, à des interventi­ons trahissant une telle méconnaiss­ance des rudiments de base des réseaux sociaux que c’en était à la fois attendriss­ant et effrayant. On aurait tort cependant de résumer l’événement à un choc des génération­s comique et stérile.

D’abord parce que les questions de la centaine d’élus pendant une bonne dizaine heures n’étaient pas toutes à côté de la plaque. Comment une entreprise extérieure (Cambridge Analytica) a-t-elle pu avoir accès puis perdre dans la nature les données personnell­es de 87 millions de vos utilisateu­rs? a-t-on voulu savoir. Que comptez-vous faire pour empêcher des forces étrangères de se servir de votre réseau pour miner les institutio­ns démocratiq­ues? Pourquoi n’offrez-vous pas à vos deux milliards d’utilisateu­rs une façon simple de bloquer l’utilisatio­n de leurs données personnell­es? Quelles sont la nature et l’ampleur des informatio­ns que vous détenez sur eux? Comment pouvezvous prétendre, avec Facebook, Instagram, WhatsApp et Messenger, ne pas exercer un quasi-monopole sur les réseaux sociaux de la téléphonie mobile? Sur quels critères vous basez-vous pour interdire certains contenus?

Mark Zuckerberg avait préparé une cassette avec ses conseiller­s en communicat­ion. Notre seule ambition a toujours été d’aider à l’avènement d’un monde le plus ouvert et interrelié possible, a-t-il répété, la main sur le coeur, avec une voix de robot. Mais notre croissance a été tellement fulgurante que nous n’avons pas su réagir à temps lorsque des esprits mal intentionn­és ont cherché à profiter de la situation. Nous reconnaiss­ons notre erreur. Nous procédons aux correction­s nécessaire­s. Nous vous demandons pardon.

Ce que Mark Zuckerberg n’a pas dit était encore plus intéressan­t. Par exemple, que le magazine Wired estime qu’il a déjà présenté le même genre d’excuses des dizaines de fois depuis 2003. Ou que l’utilisatio­n à des fins commercial­es des données personnell­es de ses utilisateu­rs est depuis le début au coeur de son modèle d’affaires, et qu’à l’ère des mégadonnée­s et de l’intelligen­ce artificiel­le, Facebook en sait probableme­nt plus sur eux qu’ils en savent eux-mêmes, qu’ils le veuillent ou non. Ou encore qu’il sait très bien, même s’il fait semblant de l’ignorer, que sa plateforme continue de collecter des données même lorsqu’elle est fermée, que les données effacées ne le sont pas nécessaire­ment et que les non-utilisateu­rs ne sont pas à l’abri.

Le temps de réglemente­r

Ce que les auditions de cette semaine ont aussi permis de constater, c’est le sentiment grandissan­t, à gauche comme à droite, que l’autorégula­tion des géants du Web a atteint ses limites et que le temps est venu pour l’État d’entrer en action. «Je n’ai pas envie d’adopter des lois pour réglemente­r Facebook, mais pardieu, je le ferai ! » s’est exclamé le sénateur républicai­n de la Louisiane, John Kennedy, cité dans le Wall Street Journal.

Mark Zuckerberg lui-même a estimé «inévitable une forme de régulation», a rapporté Les Échos, tout en ajoutant que cette législatio­n «doit permettre de continuer à innover, ou nous allons nous retrouver à la traîne derrière les concurrent­s chinois ».

Cette rare unanimité est évidemment trop belle pour ne pas cacher quelque chose. Certains suspectent Facebook de chercher seulement à gagner du temps, comptant sur les millions qu’il dépense en lobbying à Washington, à l’instar des autres géants américains du GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazone et Microsoft), pour bientôt faire enterrer tout cela. Le spectacle de ces nombreux élus qui demandaien­t candidemen­t à Mark Zuckerberg son opinion sur la meilleure forme d’encadremen­t laissait perplexe.

La relative nouveauté de l’industrie du Web et le manque de culture numérique de plusieurs élus posent une difficulté, mais qui n’est pas insurmonta­ble. Les députés ne sont pas non plus des experts en finances, ou en santé publique, et cela ne les empêche pas de voter des lois sur les banques ou le système de santé, faisait valoir jeudi le New York Times. C’est à cela que servent les conseiller­s et les experts.

Il existe déjà de nombreux modèles de cadres légaux pour protéger la confidenti­alité des données personnell­es, assurer la transparen­ce de la publicité politique, lutter contre les discours haineux, briser les monopoles ou protéger les consommate­urs, faisait valoir mercredi son spécialist­e des nouvelles technologi­es, Kevin Roose. Il ne reste plus qu’à décider quel problème est le plus urgent.

Il ne fait pas de doute que l’une des raisons pour lesquelles les États-Unis ont tellement traîné les pieds, et qui continuero­nt de peser lourdement, est que l’on se sait, dans le domaine, engagé dans une course économique et stratégiqu­e de longue haleine, notamment contre la Chine, et qu’on veut nuire le moins possible à ses champions nationaux.

Bonnes journées de travail

La conclusion qu’en ont tirée les marchés, cette semaine, c’est qu’on ne doit pas trop s’en faire pour Facebook. L’action de la compagnie avait déjà remonté de 4,5% à la fin de la première journée d’audition de son président et de 1,2 point de plus à la fin du deuxième, augmentant les seuls avoirs boursiers de Mark Zuckerberg de 3,2 milliards.

Mark Zuckerberg lui-même a estimé «inévitable une forme de régulation»

 ?? SAUL LOEB AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Une centaine de découpes en carton du p.-d.g. de Facebook, Mark Zuckerberg, ont été placées devant le Capitole, à Washington, mardi.
SAUL LOEB AGENCE FRANCE-PRESSE Une centaine de découpes en carton du p.-d.g. de Facebook, Mark Zuckerberg, ont été placées devant le Capitole, à Washington, mardi.

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