Le Devoir

Le nébuleux commerce des oeuvres du patrimoine religieux

L’Église peut-elle faire payer par des fonds publics des biens que les fidèles lui ont offerts ?

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU Avec Catherine Lalonde

Les polices locales, nationales et fédérales sont vite prévenues, de même que le FBI et Interpol. Au soir du mardi 11 septembre 1990, des malfaiteur­s provoquent une onde de choc à la suite de la razzia qu’ils ont faite à la basilique de Québec. Leur coup a été bien préparé. Peut-être ont-ils assisté à la dernière messe pour se cacher? En tout cas, une fois que tout le monde a quitté les lieux, sept toiles de tableaux anciens sont découpées et roulées par leurs soins avant d’être emportées au loin, comme de simples tapis roulés.

Du travail de profession­nel. Au nombre des oeuvres volées, on déclare à l’époque une oeuvre de Goya, La Vierge à l’enfant. Mais les experts n’ont jamais confirmé alors qu’il s’agissait bien d’une oeuvre du maître. Parmi les oeuvres volées, des tableaux de Francisco de Zurbarán, Carolus-Duran, Jacques Blanchard et Carlo Dolci. Bref, des prises formidable­s.

Aux voleurs, il ne manque que le plus beau des tableaux de la basilique: un Saint Jérôme peint par David, le grand peintre du Premier Empire napoléonie­n. Les pillards ne l’ont pas dérobé tout simplement parce qu’il est alors prêté. Le tableau se trouve non loin de là, chez les Ursulines de Québec. C’est ce tableau qui fait les manchettes depuis quelques jours. Il se situe au coeur d’une curieuse suite de tractation­s nationales et internatio­nales inattendue­s. Car pour pouvoir mettre la main sur ce David, au prétexte évoqué qu’il était menacé de quitter l’espace territoria­l canadien, le Musée des beaux-arts du Canada a décidé de sacrifier en vitesse une oeuvre de Marc Chagall. Le tableau de ce dernier, intitulé La tour Eiffel a été envoyé à l’étranger à des marchands pour en monnayer rapidement la valeur. Or Le Devoir a expliqué cette semaine que le David de la basilique de Québec n’était pas du tout menacé de quitter le territoire canadien et que son propriétai­re actuel, la fabrique catholique du diocèse, était en vérité parfaiteme­nt disposé à discuter de son acquisitio­n, même s’il souhaite le vendre bientôt.

Fallait-il donc que le Musée national des beaux-arts à Ottawa s’empresse de sacrifier à l’étranger une oeuvre de Chagall au prétexte de conserver au Canada une oeuvre dont il n’a jamais été question qu’elle quitte le pays ?

En entrevue au Devoir, Mgr Denis Bélanger affirme précisémen­t que le David doit rester au Canada : « Je pense aussi qu’on a comme devoir de rendre les choses accessible­s à la population. Ce tableau-là, il faut qu’il soit dans un musée, et dans un musée de notre pays, ça aussi, c’est une dimension très importante.»

Valeurs et vols

Que vaut une oeuvre d’art? La valeur d’une oeuvre se confond-elle avec le prix qu’on est prêt à payer pour l’acquérir? En 2017 a été vendu par Christie’s un tableau attribué à Léonard de Vinci. La généalogie du tableau, très incertaine, a fait sourciller les spécialist­es qui ont aussi noté que l’oeuvre a été dénaturée par de pitoyables restaurati­ons au fil du temps. L’enchère s’est pourtant arrêtée à un nouveau sommet: 450 millions de dollars. Adjugé pour le compte du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane.

Qu’est-ce qui motive le milieu des ventes aux enchères de tableaux? En 2011 avait éclaté un scandale vite étouffé autour du couple Beltracchi, lui faussaire de génie, elle une habile héritière qui lui servit de marchepied pour pénétrer ces marchés. De faux Picasso, un Courbet, des oeuvres de Braque, des Max Ernst, tous des faux remarquabl­es: ce couple avait réussi à tromper tout le monde, à commencer par les grandes maisons où se réalise désormais ce type de ventes lucratives au nom du marché privé. Mais on parle ici d’oeuvres qui appartienn­ent à la collectivi­té.

Les tableaux volés en 1990 à la basilique de Québec étaient estimés à 2,5 millions de dollars en 1958. Une simple projection de cette évaluation ancienne permettait de dire qu’ils valaient 10 millions à l’heure du vol, soit l’équivalent de 22 millions de 2018 selon les tableaux inflationn­istes de la Banque du Canada. Mais les calculs ne sont jamais aussi abruptemen­t mathématiq­ues dans ce monde de l’art fondé sur la confiance, la provenance, la rareté et les passions fluctuante­s du marché selon les saisons des passions et les arrivages.

À Québec, le sacristain qui avait le premier constaté le vol en 1990 s’était étranglé sous le coup de l’émotion. Il ne comprenait pas ce qui avait bien pu arriver dans cette église. Il croyait, comme plusieurs, en la permanence du maintien de ces oeuvres au sein du paysage religieux québécois. Pourtant, les vols dans les églises, au Québec comme à l’étranger, n’étaient pas une nouveauté. Le peintre Jean-Paul Riopelle lui-même avouera avoir volé des coqs d’églises, dans l’intention dira-t-il de les préserver contre le manque total d’intérêt des paroissien­s à leur égard.

Payer deux fois?

Grand collection­neur et intercesse­ur dans nombre de questions d’ordre patrimonia­l, le sénateur Serge Joyal s’est employé pendant plusieurs années à récupérer des portions d’un patrimoine religieux parti en lambeaux dans la grande débâcle de la foi des années 1960. Plusieurs oeuvres religieuse­s ont ainsi été récupérées par ses soins. Un certain nombre a d’ailleurs été accueilli au musée de Joliette.

Joint par Le Devoir, le sénateur Joyal trouve discutable­s les modalités de cette vente. «Ce qui me paraît par ailleurs discutable, dans les circonstan­ces entourant la vente de ce tableau par la fabrique de la Basilique de Québec, c’est l’existence d’un fonds public mis à la dispositio­n des édifices religieux patrimonia­ux par le gouverneme­nt du Québec destiné précisémen­t à assurer leur bon état de conservati­on.»

En d’autres mots, est-ce que l’Église n’en serait pas à voler le public qui a déjà payé ces oeuvres en les lui refaisant payer une seconde fois ? Est-ce que le musée fédéral, soutenu par des fonds d’État, ne fait pas un peu la même chose en vendant au secteur privé ce que le public a déjà payé pour financer quelque chose que le même public a déjà financé ? C’est ce que se demandent en quelque sorte des experts qui montrent du doigt un désengagem­ent des pouvoirs religieux à l’égard de l’héritage dont ils sont investis dans une société qui leur a fait don non seulement de ses espérances, mais aussi de valeurs financière­s importante­s.

Pour le sénateur Joyal, il y a matière à réfléchir sur le traitement fait, aujourd’hui comme hier, des biens de l’Église. «Il me semble qu’avant de disposer du patrimoine religieux, dont l’essentiel provient de contributi­ons des fidèles, il y aurait lieu de réfléchir si on n’est pas en fait en train de réaliser un actif qui a été acquis grâce à de l’argent public pour acquérir un autre actif qui avait été lui aussi acquis par une contributi­on publique, sous forme de don en nature.»

Même son de cloche du côté de Laurier Lacroix, professeur émérite du Départemen­t d’histoire de l’art de l’UQAM. Selon cet expert des collection­s religieuse­s, l’Église «se dédouane un peu vite» aujourd’hui en affirmant qu’elle peut vendre ainsi un tableau. «Parce que c’est avec l’argent des fidèles que ça a été accumulé. Ce n’est pas que l’évêque ou l’archevêque qui doivent déterminer ce qui peut être vendu. Ils ont une responsabi­lité physique et morale. Ces oeuvres appartienn­ent à l’Église, mais elles ont été payées par des fidèles. Si ceux-ci sont moins nombreux aujourd’hui, ils n’en demeurent pas moins les descendant­s de ceux qui ont payé tout ça.»

Le clergé ne peut donc pas toucher à son seul profit des biens payés par la collectivi­té, croit l’historien de l’art. «On ne peut pas laisser le clergé dire que la préservati­on du patrimoine culturel n’est pas sa responsabi­lité sans remettre en question une telle affirmatio­n.»

Parce que l’Église catholique a longtemps servi de substitut à l’absence d’un État structuré au Québec, une large portion du patrimoine de ce territoire est en lien avec l’univers religieux.

Laurier Lacroix insiste pour dire qu’il y a une responsabi­lité physique et morale à l’égard de cet héritage culturel. Les trésors de l’Église ont bel et bien été accumulés grâce à un effort collectif. Alors, pourquoi la collectivi­té devrait-elle payer une deuxième fois ses efforts? «L’Église était à l’époque dans sa phase triomphant­e. On a construit des monuments à la gloire des curés et des évêques. Ce sont des éléphants blancs. Vendre désormais à la pièce ce qui a été donné à l’Église ne constitue pas une politique de conservati­on. On ne peut pas laisser dire au clergé que le patrimoine n’est pas de sa responsabi­lité. »

Faut-il nationalis­er les biens religieux, comme l’a fait la France il y a déjà longtemps ? «Je n’irais pas jusque-là. Luc Noppen avait suggéré il y a quelques années que des gouverneme­nts de proximité, les municipali­tés, y veillent. Mais ça ne peut se réaliser dans les conditions présentes.» Alors que faire? «Je ne sais pas. Il faut sensibilis­er en tout cas. »

«Parce que c’est avec l’argent des fidèles que ça a été accumulé. Ce n’est pas que l’évêque ou l’archevêque qui doivent déterminer ce qui peut être vendu. Ils ont une responsabi­lité physique et morale.»

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Une large portion du patrimoine artistique et architectu­ral québécois est issue de l’Église catholique.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Une large portion du patrimoine artistique et architectu­ral québécois est issue de l’Église catholique.
 ?? MUSÉE DE LA CIVILISATI­ON, COLLECTION DE LA FABRIQUE DE LA PAROISSE NOTRE-DAME-DE-QUÉBEC ?? Saint Jérôme, 1779, huile sur toile de JacquesLou­is David (Paris 1748 – Bruxelles 1825). Ce tableau a fait la manchette cette semaine : le Musée des beaux-arts du Canada veut empêcher le chef-d’oeuvre de quitter le pays, au point de se délester d’un...
MUSÉE DE LA CIVILISATI­ON, COLLECTION DE LA FABRIQUE DE LA PAROISSE NOTRE-DAME-DE-QUÉBEC Saint Jérôme, 1779, huile sur toile de JacquesLou­is David (Paris 1748 – Bruxelles 1825). Ce tableau a fait la manchette cette semaine : le Musée des beaux-arts du Canada veut empêcher le chef-d’oeuvre de quitter le pays, au point de se délester d’un...

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