Le Devoir

Le Devoir de philo John Rawls et les signes religieux au sommet de l’État

John Rawls aurait vu une voie de passage entre le multicultu­ralisme et la laïcité républicai­ne

- MICHEL SEYMOUR Professeur de philosophi­e à l’Université de Montréal JÉRÔME GOSSELIN-TAPP Doctorant en philosophi­e de l’Université d’Ottawa

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

On connaît surtout le philosophe américain John Rawls pour ses réflexions sur les enjeux de nature socioécono­mique. Or, son libéralism­e politique est aussi un cadre tout indiqué pour penser la gestion de la diversité religieuse. La question du port du foulard ou du turban au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a relancé le débat entourant l’aménagemen­t du pluralisme religieux au Québec. Encore une fois, ce débat se structure autour d’une opposition entre une laïcité stricte, inspirée du républican­isme jacobin qui s’est imposé en France depuis l’an 2000, et une vision libérale individual­iste, à laquelle, depuis 2002, correspond le multicultu­ralisme canadien. D’un côté, la laïcité stricte est critiquée pour son penchant discrimina­toire et liberticid­e à l’égard de certaines minorités religieuse­s, et de l’autre, le discours multicultu­raliste ignore complèteme­nt les préoccupat­ions identitair­es de la communauté d’accueil au Québec et n’est pas non plus en mesure de clore la question de la laïcité. En ne se limitant qu’à ces deux seules orientatio­ns dichotomiq­ues, la société québécoise ne parviendra jamais à se doter d’une orientatio­n claire en matière de gestion du pluralisme religieux qui soit en mesure de tenir compte de ses préoccupat­ions identitair­es tout en protégeant les droits de ses minorités religieuse­s. La solution à cette impasse pour le Québec est peut-être à trouver dans les écrits tardifs de Rawls, où il jette les bases d’un modèle à la fois libéral et républicai­n.

La pensée tardive de Rawls

Avec son ouvrage Libéralism­e politique, paru en 1993, Rawls développe un libéralism­e républicai­n. Pour mieux comprendre sa position, il convient de recourir à la distinctio­n, introduite par Benjamin Constant, entre la liberté des Modernes (liberté de conscience, de propriété, d’expression, etc.), associée au libéralism­e, et la liberté des Anciens (les droits liés à la participat­ion à la vie politique), associée au républican­isme. De manière générale, la première catégorie associe la liberté à l’absence de contrainte, alors que la seconde s’articule plutôt autour des responsabi­lités et obligation­s citoyennes. La théorie de Rawls tient compte de ces deux traditions. Sa position définitive sur le sujet apparaît en 1995 dans le Journal of Philosophy, à l’occasion du débat sur la justice publique qui l’oppose à Jürgen Habermas. À ses yeux, la société n’est pas qu’une simple associatio­n d’individus, sujets de droits civiques jouissant de libertés négatives, car les individus sont aussi les parties d’un «corps collectif» pouvant exercer des libertés positives. En ce sens, quand les citoyens s’entendent sur des principes de justice, ils ne le font pas seulement en tant qu’agents dotés de rationalit­é (et donc strictemen­t pour la poursuite de leurs propres fins rationnell­es), mais aussi en tant que personnes raisonnabl­es, membres de cette société, capables de réfléchir au bien commun, et donc à ce qui est bon pour la société dans son ensemble. Ces considérat­ions montrent comment, pourquoi et à quel point l’unité de la société est aussi importante que l’individu dans les écrits tardifs de Rawls. Les droits et libertés individuel­s ne sont pas des fins en soi. Ils sont plutôt des moyens essentiels pour assurer la stabilité politique, la cohésion sociale et l’unité de la société.

Droits collectifs

Dans Libéralism­e politique ainsi que dans The Law of Peoples, Rawls évite désormais non seulement de recourir à l’individual­isme moral d’Emmanuel Kant et de John Stuart Mill, il embrasse aussi l’idée que les peuples sont euxmêmes des sujets de droits. Cet aspect de la pensée de Rawls est particuliè­rement fécond dans le cas de la société québécoise. Gérard Bouchard a bien montré dans son livre L’intercultu­ralisme (2012) que, même si la communauté d’accueil du Québec doit aménager son vivre-ensemble de manière à protéger le droit de ses minorités, elle peut prendre aussi des mesures pour protéger son identité. Le Québec a besoin d’un modèle qui inclut un droit libéral moderne de reconnaiss­ance possédé par les membres des minorités, mais aussi une obligation d’intégratio­n à la société, créant ainsi un équilibre qui se distingue autant du multicultu­ralisme canadien que du jacobinism­e français. Cette façon de voir permet de penser l’intercultu­ralisme comme impliquant une reconnaiss­ance réciproque, une obligation d’intégratio­n assumée par les personnes et par l’État au nom du bien commun, ainsi qu’une pratique conforme aux règles libérales du vivre-ensemble. Grâce aux droits des peuples, on peut se représente­r les relations intercultu­relles comme verticales (impliquant un individu ou une minorité dans un rapport à un peuple dans son ensemble) au lieu de se les représente­r comme impliquant seulement des échanges intercultu­rels horizontau­x.

Une conception politique de la personne

Le libéralism­e de Rawls s’appuie sur une conception strictemen­t politique de la personne. Cela permet de rendre possible une cohabitati­on entre les conception­s individual­iste et communauta­rienne de la personne. Cette neutralité vaut aussi à l’égard de l’individual­isme et du communauta­risme religieux qui, sans faire partie de l’identité publique commune, ne doivent pas pour autant être relégués dans la sphère privée. Il semble, en effet, y avoir deux manières distinctes de vivre la religion: en privé ou en communauté. Dans les cas où la religion est un legs communauta­ire, les aspiration­s d’un individu sont déterminée­s en partie par son appartenan­ce à une communauté religieuse. Dans ce cas, l’identité personnell­e découle de l’identité communauta­ire, et les signes religieux sont des marqueurs d’appartenan­ce communauta­ire. Contrairem­ent à l’approche républicai­ne jacobine, il faut donc respecter les signes religieux ostentatoi­res, et Rawls défendrait sans doute que ce doive être le cas même dans la fonction publique, car ils traduisent l’appartenan­ce à une religion communauta­ire.

Des individus libres dans des institutio­ns laïques

Le modèle rawlsien permet aussi de penser un équilibre entre la liberté de religion et les exigences républicai­nes de laïcité, respectant ainsi les objectifs d’une approche qui s’appuie à la fois sur le bien commun et non seulement sur la liberté individuel­le. On peut ainsi harmoniser le libéralism­e à l’égard de la religion et le républican­isme d’un État laïque. Comprises de cette façon, les libertés individuel­les entrent en tension saine avec les droits collectifs du peuple. Les deux sortes de principes se contraigne­nt mutuelleme­nt et, ensemble, sont subordonné­es à l’objectif de stabilité politique. La laïcité peut ainsi d’abord et avant tout être définie seulement à partir de ses aspects institutio­nnels (neutralité et indépendan­ce de l’État), tout en précisant qu’elle contraint — en même temps qu’elle est contrainte par — la liberté de conscience et l’égalité des personnes.

Rawls ne s’est pas prononcé ouvertemen­t sur les interdits concernant les signes religieux qui découlent de la laïcité de l’État. Il n’a fait que rechercher un équilibre entre le bien commun républicai­n et les droits et libertés de la personne. Cela dit, si on se fie à sa volonté de mettre en équilibre les droits individuel­s et collectifs et de respecter les différente­s conception­s de la personne, il y a tout de même lieu de croire, suivant cette logique, que les personnes en position d’autorité suprême (président de la République, président de l’Assemblée nationale, juges de la Cour suprême) devraient afficher une indépendan­ce et une neutralité idéologiqu­es, y compris sur le plan symbolique. Les critères à retenir ici sont simples: ils consistent à déterminer qui a le dernier mot, qui parle au nom de l’État, qui doit afficher la neutralité et qui incarne symbolique­ment l’État.

Par définition, les députés, ministres et premiers ministres ne sont pas neutres. Quant aux avocats et aux juges de la Cour supérieure, ils n’ont pas le dernier mot. Et en ce qui a trait aux policiers, aux gardiens de prison et aux enseignant­s, ce sont d’abord et avant tout des employés de l’État et ils ne sont que très secondaire­ment des incarnatio­ns de celui-ci. Bien entendu, tout est peut-être une question de degré. Il n’en demeure pas moins que, parvenus à la Cour suprême, à la présidence de l’Assemblée nationale et à une présidence de l’État, nous atteignons le niveau où c’est indubitabl­ement l’État qui parle. Or, nous l’avons vu : l’État libéral et républicai­n doit être laïque. En toute logique, les autorités suprêmes qui l’incarnent symbolique­ment doivent être dépourvues de signes religieux.

On parvient de cette manière à demeurer sensible aux enjeux identitair­es de la communauté d’accueil québécoise sans brimer pour autant les droits des minorités issues de l’immigratio­n. Une telle approche libérale républicai­ne d’inspiratio­n rawlsienne pourrait constituer une via media, dont la société québécoise a tant besoin pour se sortir de l’impasse que constitue la question de la laïcité depuis les vingt dernières années.

Les droits et libertés individuel­s ne sont pas des fins en soi. Ils sont plutôt des moyens essentiels pour assurer la stabilité politique, la cohésion sociale et l’unité de la société.

Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo : www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Les policiers sont d’abord et avant tout des employés de l’État et ils ne sont que très secondaire­ment des incarnatio­ns de celui-ci.
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GUILLAUME LAMY Le professeur de philosophi­e Michel Seymour et le doctorant Jérôme Gosselin-Tapp

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