Le Devoir

Travailleu­rs sans loisirs ni vie sociale

Lucio Castracani s’est fait embaucher dans des fermes pour connaître la réalité des migrants agricoles

- SARAH R. CHAMPAGNE

«Soudaineme­nt, la vitesse du tracteur n’est plus soutenable. Nous passons dans une partie du champ pleine de plantes, avec de nombreux concombres cachés dans les branches enchevêtré­es.»

À plat ventre sur une plateforme roulant au rythme du tracteur qui la tire, les bras tendus vers le sol dans une fente, Lucio Castracani tente d’attraper tous les concombres à sa vue.

Doctorant en anthropolo­gie à l’Université de Montréal, il s’est fait embaucher dans des fermes afin d’avoir un accès direct à l’univers des migrants agricoles. Amené par autocar depuis Montréal, le jeune homme a travaillé à leurs côtés comme journalier.

Il a effectué des tâches semblables aux hommes principale­ment originaire­s du Mexique et du Guatemala, sans arriver à la même intensité de travail, raconte-t-il toutefois.

En effet, un migrant agricole vaut presque deux hommes, s’exclame-t-il en entrevue. «On travaillai­t par exemple un rang de légumes ou de fruits à deux journalier­s. Quand on repartait vers Montréal à la fin de l’après-midi, c’était un seul Guatémaltè­que qui prenait le rang, l’effort est donc double», raconte celui qui a déposé sa thèse en décembre dernier.

Des cornichons aux choux, en passant par les fraises et les melons, l’agricultur­e québécoise est en effet devenue dépendante de la main-d’oeuvre étrangère.

Les programmes de migration agricole temporaire répondent à une pénurie persistant­e de main-d’oeuvre, justifient les entreprise­s agricoles. Ces emplois sont souvent payés au salaire minimum et harassants physiqueme­nt.

Mais Lucio Castracani voulait aller plus loin que les discours des entreprise­s, ou que ceux des militants, et comprendre comment ces programmes «formatent un profil idéal d’ouvrier agricole », écrit-il.

Cet ouvrier agricole idéal permet une intensité de la productivi­té «incroyable» ou «insoutenab­le» par moments, a-til documenté, en plus d’être extrêmemen­t flexible.

Les journées de travail durent en moyenne de 10 à 13 heures, soit parfois près du double de celles des journalier­s. Ils sont en outre en constante «mise à dispositio­n», explique le chercheur: «Les employés sont toujours disponible­s. Par exemple, une journée une machine s’est cassée, et les journalier­s sont retournés à Montréal. L’employeur a dit aux travailleu­rs migrants “si je la répare, on va reprendre”. Ils devaient donc rester sur place. »

Que le travail

Il a aussi réalisé des entrevues plus en profondeur avec certains travailleu­rs à d’autres occasions ainsi qu’avec des employeurs. Son constat n’est pas celui d’une grogne généralisé­e: «Je ne souhaite pas dénoncer une entreprise ou tomber dans l’aspect moral, je veux remettre en question les problèmes structurau­x liés aux règles administra­tives. »

Ces contrainte­s, dont la grande difficulté de changer d’employeur ou de rester, font en sorte que le migrant n’est pas accueilli au Canada dans « toutes ses dimensions », mais en tant que travailleu­r. «On n’embauche pas la personne sociale, avec son affectivit­é», illustre-t-il par exemple, rappelant que la famille des travailleu­rs ne peut tout simplement pas venir au pays.

Ce discours du travail, et seulement du travail, est très intégré à la manière de penser des employeurs et des travailleu­rs à la fois. Elle est en quelque sorte ce que les migrants se racontent intérieure­ment pour accepter leurs conditions de vie et de travail.

Le «ils sont venus pour travailler» des employeurs, titre de sa thèse, est ainsi presque calqué par les travailleu­rs. «Je suis venu ici pour travailler», répètent-ils souvent, pour justifier par exemple la quasi-absence de loisirs et les longues heures de travail.

Ces «récits d’acceptatio­n» se construise­nt aussi sur la virilité, le « bon père de famille », le pour voyeur.

«Il ne s’agit pas de mettre ça sur le compte du stéréotype cliché du “macho latino”, lié à leur contexte d’origine, car c’est aussi dans les discours des autres acteurs du programme, les agences d’embauche, les fermiers ou les médias par exemple.» Ces attentes sont tellement intégrées, ditil, qu’elles deviennent en pratique des obligation­s.

Entre un travailleu­r qui raconte par exemple se sentir «enfermé» puisqu’il ne peut pas recevoir de la visite et une personne qui rationalis­e en disant «au moins, je ne dépense pas mon argent », il n’y a qu’un pas.

Méthode

Fallait-il soi-même devenir journalier pour pénétrer cet univers? Cette méthode de «participat­ion observante», utilisée en ethnograph­ie, devait permettre à Lucio Castracani de dépasser les événements ponctuels ou malheureux et d’accéder à la « banalité du quotidien», tout en vivant dans «son propre corps» l’expérience du travail agricole.

Deux autres chercheurs contactés par Le Devoir reconnaiss­ent d’emblée que les obstacles sont nombreux pour parler librement — et en toute confiance — avec ces personnes migrantes.

Rappelons qu’ils vivent dans des logements fournis loués par leur employeur, le plus souvent dans une grande proximité avec les lieux directs de travail.

Auteur d’une étude de 2017 sur la question du logement, le professeur de droit à l’UQAM Martin Gallié raconte avoir vu des panneaux «interdit de passer» et même des caméras à l’entrée de logements de travailleu­rs. L’interdicti­on de recevoir des visites figure aussi parfois dans la liste des règles de vie.

Or, le comité d’éthique chargé d’évaluer son projet de recherche lui a demandé d’obtenir «l’accord de toutes les parties concernées par cette collecte de données brutes». Il devait donc obtenir l’autorisati­on des employeurs avant de faire ces visites.

Le but n’était pas de « contourner » l’employeur absolument, mais la décision «entérine le fait que le simple droit de recevoir une visite n’existe pas pour les travailleu­rs» selon lui. Le droit à la propriété privée des employeurs «prime donc de facto» celui des employés à la vie privée et à la liberté, une situation décriée par M. Gallié.

Des obstacles également reconnus par Dalia GesualdiFe­cteau, professeur­e de droit du travail à l’UQAM. « Faire de la recherche avec des personnes non syndiquées est déjà un défi, un défi d’autant plus grand avec les travailleu­rs migrants, qui ont l’impression de courir un risque en dévoilant leur réalité socio-profession­nelle», affirme-t-elle. Elle recommande d’accompagne­r des partenaire­s qui connaissen­t déjà leur milieu pour calmer ces craintes.

Il faut du moins absolument éviter «la confusion des rôles entre le chercheur et l’employeur». Une conclusion qui s’applique autant aux inspecteur­s du travail qu’à ceux de l’immigratio­n, insiste M. Gallié.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Les journées de travail des travailleu­rs migrants durent entre 10 et 13 heures. Ceux-ci sont d’ailleurs constammen­t disponible­s pour répondre aux besoins de l’employeur, explique le chercheur qui a partagé leur quotidien.
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Lucio Castracani

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