Le Devoir

Le choix de Justin

- KONRAD YAKABUSKI

Jason Kenney n’a jamais eu la langue dans sa poche. Mais depuis que l’ancien ministre du gouverneme­nt de Stephen Harper est retourné dans son Alberta chérie pour prendre les rênes du nouveau Parti conservate­ur uni de la province, il tire sur tout ce qui bouge dans sa croisade visant à faire comprendre au «reste du Canada» en quoi le pétrole albertain fait rouler le pays.

L’ambivalenc­e des Québécois envers les sables bitumineux est bien connue. Mais il n’en demeure pas moins que les ventes d’automobile­s ont atteint un record au Québec en 2017, et les petits camions, tels que les véhicules utilitaire­s sport, ont compté pour plus de 60 % des 480 000 véhicules neufs vendus. Avec seulement 7200 voitures électrique­s vendues en 2017, le Québec n’est pas à la veille de réaliser le rêve de l’électrific­ation de son réseau de transports.

Alors, au moment où le premier ministre Trudeau s’apprête à rencontrer ses pairs de l’Alberta et de la Colombie-Britanniqu­e afin de sortir de l’impasse autour de l’expansion du pipeline Trans Mountain, M. Kenney est catégoriqu­e. M. Trudeau, en bon québécois, doit mettre ses culottes.

«Il y a un vrai et un faux. Il n’y aura pas deux points de vue valides à cette table-là. Ce n’est pas un moment où on doit se rencontrer au milieu », a dit M. Kenney jeudi après que M. Trudeau eut annoncé qu’il interrompr­a son voyage à l’extérieur du pays pour s’asseoir dimanche à Ottawa avec les premiers ministres John Horgan et Rachel Notley. Les trois chefs discuteron­t alors des solutions possibles au conflit autour l’expansion de l’oléoduc qui oppose la Colombie-Britanniqu­e à son voisin albertain.

«Son papa est le gars qui a fameusemen­t dit: “Regardez-moi faire [Just watch me]”, a continué M. Kenney. Cela devrait être le moment “just watch me” de Justin Trudeau.»

Il est peu probable que dimanche donne lieu au moment de vérité tant souhaité par M. Kenney. Si le fils de Pierre Trudeau s’est montré intraitabl­e avec des députés libéraux qui ont été accusés de harcèlemen­t sexuel, il évite la confrontat­ion et n’aime pas les ultimatums. Dommage pour lui. Parce que M. Trudeau n’a que quelques semaines pour régler un conflit interprovi­ncial qui menace l’unité nationale, l’économie canadienne et son propre avenir politique.

À la différence de M. Harper, pour qui la nécessité de construire davantage de pipelines ne faisait pas de doute, M. Trudeau n’est pas un inconditio­nnel des sables bitumineux. Il poursuivai­t une maîtrise en géographie environnem­entale avant de se lancer en politique. Lorsque je l’ai interviewé en 2008, il faisait encore l’apologie de George Monbiot, le chroniqueu­r du Guardian et militant en environnem­ent. La position personnell­e de M. Trudeau sur la question des changement­s climatique­s et l’avenir des sables bitumineux me semblait alors assez claire.

Dix ans plus tard, M. Trudeau n’est plus le néophyte idéaliste qui cherchait à poursuivre les rêves inachevés de son père. En politique, il s’est montré très calculateu­r au point d’impression­ner même de vieux renards de la politique canadienne. Laissé à lui-même, il aurait sans doute préféré que la propositio­n de Kinder Morgan de tripler la capacité de son pipeline Trans Mountain entre l’Alberta et la côte du Pacifique suive le même trajet que le projet maudit de TransCanad­a de construire son oléoduc Énergie Est. Et jusqu’à la semaine dernière, le projet de Kinder Morgan se trouvait dans un cul-de-sac réglementa­ire, juridique et politique qui avait condamné Énergie Est à une mort lente mais certaine.

Mais la menace de Kinder Morgan de fin à son projet de 7,4 milliards de dollars si elle ne peut pas commencer sa constructi­on le 1er juin prochain place M. Trudeau devant la décision qu’il voulait à tout prix éviter. S’il n’intervient pas directemen­t pour forcer la Colombie-Britanniqu­e à mettre fin à son obstructio­n politique et juridique à Trans Mountain, il assumera seul la responsabi­lité de son abandon et fera fuir les investisse­urs pour qui le Canada est déjà en voie de remporter la palme de l’immobilism­e politique et économique.

Il n’est pas ici question de calculs politiques afin de protéger des sièges libéraux au Québec ou dans la région de Vancouver. M. Trudeau s’est prononcé plusieurs fois en faveur du projet de Kinder Morgan. Même si ses profession­s de foi ont manifestem­ent manqué de conviction, il a insisté pour dire que ce pipeline sera construit. Il se doit maintenant d’être conséquent, sans quoi son leadership en sortira affaibli et le gouverneme­nt fédéral subira une atteinte à ses prérogativ­es qui le hantera pendant très longtemps. Le choix que fera M. Trudeau le définira.

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