Photographie
Avec le collectif Outre-vie, la photographe Raymonde April regarde en arrière pour imaginer le futur
Avec le collectif Outre-vie, Raymonde April imagine le futur en regardant en arrière.
Ils sont six. Autour de la table comme devant l’objectif de la collègue Marie-France. Mais ils auraient pu être plus que le double: ce sont 13 têtes qui composent le collectif Outre-vie, dit aussi Afterlife.
Aucun collectif d’artistes ne ressemble à Outre-vie. Et le groupe fondé en 2013 par la photographe Raymonde April ne se démarque pas que par le nombre impressionnant de ses membres.
Sous leur appellation à mille interprétations — parle-t-on de mort, de spiritisme, de vie céleste ou de quoi encore? —, les 13 artistes entretiennent un rapport plus doux qu’aigre avec l’inconnu, l’indicible, l’imprévisible. Tout ça dans la bonne humeur, sans un quelconque mysticisme. Et autour d’un bon repas.
«Notre point commun… Qu’estce qu’ils ont dit, eux?» demande Raymonde April, qui revient à la table après sa séance photo en solo. «La bouffe!» finit-elle par clamer, sous un approbateur rire collectif.
Repas, voyages, retraites à la campagne, c’est à ce rythme que vogue Outre-vie. Au menu aussi, bien sûr, des moments de prises de vue et des discussions autour d’une tonne d’images puisque, il faut le dire, le collectif en est un de photographes. Avec treize paires d’yeux, imaginez la quantité d’images. L’exposition Outre-vie/Afterlife, qui ouvre samedi au Centre Optica, en donne la preuve.
Pourtant, le groupe, qui ne fabrique pas des oeuvres à 26 mains, ne carbure pas à la productivité. Les images sont issues des pratiques individuelles de chacun, mais l’important n’est pas de savoir qui fait quoi. Si les escapades à Kamouraska ont abouti en expositions (dont une à ciel ouvert, en Inde), elles se tiennent
C’est comme La nuit américaine de Truffaut. On est une gang, chacun a quelque chose à faire. C’est une fiction qui se construit dans le récit. Les gens sont là pour prendre des photos, » puis en deviennent le sujet. RAYMONDE APRIL
à la bonne franquette, sans programme préétabli. Au point que les plus cartésiens finissent par lancer: « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
Images éternelles
Outre-vie n’est une affaire ni de fantômes ni de spiritualité. L’évocation d’une seconde vie concerne non pas les individus, mais les images, d’où l’appel aux archives, lointaines comme proches. Au-delà du recyclage propre à notre époque, le groupe explore un espace méconnu.
Source d’un souvenir ou clé d’une histoire inventée, les photos jouent un double rôle. «Elles ont leur propre vie, explique Raymonde April. Elles transforment la mémoire qu’on a d’elles; ça devient la réalité qu’on raconte aux autres après. »
Pour Jinyoung Kim, une des plus jeunes membres d’Outre-vie, «regarder en arrière nous incite à imaginer le futur que nous souhaitons ». Image tirée du passé, tournée vers l’avenir, le temps, ainsi compressé, est un vibrant appel à la vie.
C’est dans la poésie de Marie Uguay, et non dans un manuel d’occultisme, que Raymonde April a puisé le nom du collectif. «L’outrevie, écrit l’auteure décédée en 1981, c’est quand on n’est pas encore dans la vie, qu’on la regarde, que l’on cherche à y entrer. On n’est pas morte mais déjà presque vivante […] dans ce passage hors frontière et hors temps qui caractérise le désir. »
Un making of sans fin
Loin de l’obligation de résultat, Raymonde April valorise le vivre ensemble, depuis toujours. Femme de gang, dira-ton de la cofondatrice de La Chambre blanche, premier centre d’artistes de Québec. Dans sa photographie si intimiste, le principe se manifeste souvent par des scènes de groupe.
« [Une telle scène], c’est comme La nuit américaine de Truffaut. On est une gang, chacun a quelque chose à faire, dit celle qui voit ces photos comme une mise en abyme. C’est une fiction qui se construit dans le récit. Les gens sont là pour prendre des photos, puis en deviennent le sujet.»
«Être ensemble, c’est un making of. On est toujours du côté du devenir de la chose, et non du côté de l’affaire finie », poursuit-elle.
C’est dans le grand bassin de l’Université Concordia, où elle enseigne depuis 1985, que Raymonde April a choisi chaque membre du collectif, pour la plupart parmi ses ex-étudiants. Ceux-ci ont accepté, malgré l’opacité du projet.
«Nous avions une petite idée de ce qu’on ferait et en même temps ce n’était pas clair. Le projet avait quelque chose d’ouvert qui nous encourageait à y participer», estime Chih-Chien Wang.
Jessica Auer acquiesce et apprécie : «On n’avait ni limites, ni structure, ni but spécifique. Pour travailler comme ça, on doit être prêt à partager. On fait des oeuvres et on les abandonne au groupe. Ça devient un travail anonyme. »
«C’est vrai, on ne savait pas trop ce qu’on faisait là, mais on faisait confiance à Raymonde», complète Marie-Christine Simard, qui qualifie la méthode April de particulière. «On est comme en apesanteur, dans l’écoute et l’attention», précise-t-elle.
Pour Raymonde April, la création vient en parlant. Elle n’est ni voyante ni chef spirituelle, mais elle aime bien l’image de l’ectoplasme pour décrire sa vision.
«L’ectoplasme, dit-elle, c’est le truc qui flotte autour de la table dans une activité de spiritisme. Cette chose, c’est aussi la création. On parle, on échange des idées, puis tout à coup quelque chose commence à exister, émerge.»
L’ectoplasme ne fait pas l’oeuvre, mais ouvre une porte. Et repose sur une seule foi, celle du temps et des conversations qui «se répètent, se recoupent, recommencent». «Afterlife, selon l’éminente photographe, c’est la potentialité de produire quelque chose. » Sans fin, jamais.
Outre-vie/Afterlife
Au Centre Optica, 5445, avenue De Gaspé, du 14 avril au 16 juin.