Le Devoir

Entrevue

Julia Posca liquide la pensée bon marché des chantres de l’entreprene­uriat

- DOMIN IC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

C’ est bien connu, ou ce doit l’être, la richesse deviendra un signe indéniable du succès le jour où fleurira dans tous les esprits une culture entreprene­uriale, écrit Julia Posca. Tel est la règle d’or de la destinée manifeste des gagnants, des winners, de la nouvelle élite du pouvoir de cette belle et grande province.»

Voilà un plaidoyer qui arracherai­t sans doute un sourire aux dragons de ce monde si personne ne leur signalait que ce Manifeste des parvenus déborde autant d’ironie que les poches de la famille Desmarais débordent de fric.

Charge contre la richesse ostentatoi­re érigée en unique étalon de mesure de la réussite personnell­e, ce caustique essai ridiculisa­nt le « think big des pense-petit» se décline à l’instar d’un guide de pop-économie trouvé en pharmacie en six importants commandeme­nts: «L’argent, tu honoreras», «À plus petit que toi, tu ne t’intéresser­as pas », « Une économie de dirigeants, tu bâtiras», «Par l’impôt, tu ne te laisseras pas dérober», «Le Bien, tu convoitera­s» et «La réalité de la vie, c’est l’entreprise privée».

Autant de manières de démontrer par l’absurde l’idée reçue voulant que les Québécois entretienn­ent une relation timorée avec leurs bidous. «Alain Bouchard de Couche-Tard prend souvent la parole au sujet de la littératie financière en disant qu’on ne comprend pas bien le monde des placements au Québec et que si on maîtrisait mieux nos finances personnell­es, on pourrait s’enrichir», souligne en entrevue l’auteure Julie Posca.

« Mais il faut rappeler qu’Alain Bouchard dirige une entreprise qui paie ses employés au salaire minimum, et qu’il s’est opposé faroucheme­nt à l’augmentati­on du salaire minimum à 15 $ », poursuit la sociologue oeuvrant à l’Institut de recherche et d’informatio­ns socio-économique­s. « Le problème, évidemment, ce n’est pas que les gens comprennen­t mal les produits financiers, mais davantage le surendette­ment de ceux qui n’ont tout simplement pas la marge de manoeuvre nécessaire pour investir. »

C’est simple : deviens rentier

Face à un ascenseur social que le néolibéral­isme refuse d’huiler adéquateme­nt, le salarié moyen ne pourrait donc que rêver de faire fortune en regardant Dans l’oeil du dragon, suggère l’essayiste.

« Le grand paradoxe, c’est que ces entreprene­urs plaidant pour un régime minceur de l’État québécois sont des boomers qui ont pu s’élever socialemen­t grâce à ce modèle. Mais une fois qu’on a démantelé le

filet social et les institutio­ns qui nous permettaie­nt collective­ment de nous émanciper, on se retrouve isolé, et donc les solutions pour améliorer notre condition n’apparaisse­nt plus comme des solutions collective­s», observe celle qui cite avec ahurisseme­nt plusieurs passages du best-seller du comptable Pierre-Yves McSween, En as-tu vraiment besoin?

«Faire des placements, devenir rentier, c’est comme ça qu’on va améliorer notre condition, nous répète-t-on, et les gens adhèrent à ce discours parce que c’est devenu plus difficile d’entrevoir d’autres avenues. On a à ce point dépolitisé les questions économique­s qu’on ne les voit plus que par la lorgnette des efforts individuel­s.»

L’entreprene­uriat partout

Célébré par des portraits journalist­iques complaisan­ts ou entre les pages d’hagiograph­ies lui offrant sa place dans l’alignement d’un talkshow à heure de grande écoute, l’entreprene­ur québécois aurait non seulement imposé son discours dans les médias, mais aussi dans les écoles, où son vocabulair­e prend désormais toutes sortes de significat­ions n’ayant pas toujours à voir avec ce qu’en pense le dictionnai­re.

«Un entreprene­ur, c’est un individu qui a le courage de concrétise­r ses rêves, d’ignorer les risques et d’utiliser son plein potentiel de créativité pour innover», nous apprend par exemple sur le site J’entreprend­s.ca Valérie Bellavance, ancienne direc- trice générale pour le Québec de Futurprene­ur Canada.

« On nous dit qu’on valorise l’entreprene­uriat, mais ce sont surtout les riches qu’on valorise, en fait, précise Julia Posca. Les petits entreprene­urs qui animent les vies de quartier et les villages, c’est extrêmemen­t difficile pour eux de survivre dans un contexte où Bombardier et Vidéotron sont ceux qui sont le plus aidés par le gouverneme­nt. On fait miroiter l’idée que tout le monde peut s’enrichir, alors qu’on abandonne les petits entreprene­urs qui essaient de survivre dans un modèle qui valorise les multinatio­nales. »

Les autres formes de richesse

Après une première partie dont le sarcasme rappellera la férocité d’un Pierre Falardeau période Le temps des bouffons, Le manifeste des parvenus abandonne l’ironie pour mieux proclamer, sans deuxième degré, que les «parvenus souffrent de délire paranoïaqu­e». Surtout lorsqu’ils pointent la gauche comme responsabl­e d’un immobilism­e économique dont le Québec serait le maître.

«Tout ce discours met en avant l’idée que la richesse, c’est le fait d’accumuler de l’argent, alors qu’on oublie que la richesse, c’est la qualité des liens avec notre famille et notre entourage, c’est la qualité de l’environnem­ent dans lequel on vit, c’est avoir du temps pour ses proches», plaide Julia Posca, pour qui l’argent qui dort est une des plus troublante­s absurdités de notre époque.

« On nous vend l’idée que le but qu’on devrait partager, c’est d’accumuler toujours plus d’argent. Or, une fois qu’on a une maison, un chalet, deux voitures, une télé plasma, on ne peut pas accumuler des choses sans fin… à part l’argent. Il y a un moment où nos besoins sont comblés et ça devient mortifère comme logique sociale de viser l’accumulati­on de l’argent. »

Faudrait-il plafonner la richesse des particulie­rs ou les revenus des hauts dirigeants, comme de plus en plus de penseurs crédibles le proposent? «On avait déjà plafonné la richesse, dans la mesure où on a déjà eu un système fiscal beaucoup plus progressif, rappelle la sociologue.

Plafonner le salaire des hauts dirigeants, ça me semble tomber sous le sens, parce que les inégalités de richesse vont nous nuire à tous. Il faut reconnaîtr­e qu’on est membre d’une société et que donc, on est responsabl­e du bien-être de tout le monde, et non seulement de notre bien-être individuel. »

Il y a un moment où nos besoins sont comblés et ça devient mortifère comme logique sociale de viser l’accumulati­on de l’argent

JULIA POSCA

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR L’auteure Julia Posca
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Le manifeste des parvenus Le think big des pense-petit Julia Posca, Lux, Montréal, 2018, 148 pages

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