Entrevue
Dans un essai sur le quotidien, Erin Wunker appelle au refus du bonheur asymétrique imposé par les normes patriarcales
Un virage! Ce n’est pas nous, mais Erin Wunker, professeure au Département d’anglais de l’Université Dalhousie à Halifax, qui le dit. «Nous sommes témoins d’un virage» perceptible aujourd’hui un peu partout dans l’environnement social, politique et culturel, six mois après que le scandale Harvey Weinstein eut éclaté et après les nombreuses affaires subséquentes ou connexes qui ont libéré la parole des femmes, estime l’auteure de Carnets d’une féministe rabat-joie (Les Presses de l’Université de Montréal).
«La façon dont nous abordons désormais les inégalités dans nos conversations, qu’il soit question de genre, de race, de handicap ou de sexualité, a changé», se réjouit cette figure importante du féminisme canadien qui, deux ans après la publication remarquée de Notes from a Feminist Killjoy (BookThug), laisse depuis quelques jours son message se rapprocher de notre solitude dans une traduction signée Madeleine Statford. «Ces conversations [qui se tenaient dans des cercles restreints depuis plusieurs années] sont entrées dans les médias généralistes et c’est là un des changements les plus importants. »
Du coup, une question s’impose: de féministe rabat-joie, la présidente de l’organisme Femmes canadiennes dans les arts littéraires serait-elle en train de devenir féministe optimiste. «Je reste une féministe rabat-joie», lance-t-elle sans ambages, en ajoutant: «Optimiste? Oui, mais avec prudence. Car il reste encore beaucoup de travail à faire. »
« Plus qu’une job à temps plein »
Travail. Le mot ne peut pas être mieux choisi par cette universitaire qui, dans son bouquin, dit de son féminisme rabat-joie qu’il est «plus qu’une job à temps plein». «Le féminisme est nécessaire comme façon de penser et d’être dans le monde, comme forme de pédagogie et moteur de changement politique», ajoute-t-elle, tout en détaillant le cadre d’une pensée qui vise à opposer un regard critique et une dénonciation constante des «joies» découlant de l’oppression du patriarcat — les grivoiseries de mononcles, l’esprit de club des gars, les contraintes sociales guidant l’habillement et le comportement des femmes.
Entre autres. «Le féminisme rabatjoie prend plaisir à démonter les normes patriarcales qui passent pour du bonheur », écrit-elle, en rappelant avec assurance et certitude que ce «bonheur» n’est certainement pas partagé de manière équitable entre toutes les composantes de la société.
«C’est une très longue démarche, commente-t-elle en entrevue, démarche qui devrait nous conduire dans un espace de justice pour tous. »
La « culture du viol »
Sous-titré Essais sur la vie quotidienne, le livre d’Erin Wunker, publié ici dans la collection «Vigilantes» dirigée par Martine Delvaux et Valérie Lebrun, qui traque les essais féministes singuliers, se présente comme un ensemble de réflexions adressées à la fille de l’auteure sur l’expérience du genre dans le monde, sur le corps de la femme et sa place dans la société.
Avec une plume aiguisée, un ton personnel et une subjectivité assumée, elle passe au crible les navrantes composantes de la «culture du viol», parle d’amitié, de solidarité et sort de l’indifférence tous ces mots, tous ces commentaires socialement acceptés qui expriment bel et bien des contraintes inacceptables selon elle, des asservissements injustifiés.
Elle invite aussi au passage à opposer un refus systématique à ces réalités inscrites dans l’ADN de sociétés patriarcales, citant d’ailleurs le manifeste Refus global de 1948 et rappelant son caractère révolutionnaire qui visait à faire sortir un monde de sa « Grande Noirceur ».
Dans sa version originale en anglais, l’essai a vu le jour à une «autre époque», soit novembre 2016, «le jour qui a suivi l’élection présidentielle américaine», rappelle-t-elle aujourd’hui. Mais, même à la lumière du virage qu’elle perçoit, le propos qu’elle adressait à sa fille à l’époque reste valable en l’état. «Je lui donnerais le même genre de conseils [sur l’importance d’être critique et en contrôle de son corps, pour ne citer que celui-là] et je surlignerais l’importance de soutenir tous les gens qui, dans la société, se battent pour la justice. »
Dans quelle société sa fille devraitelle vivre ? lui demande-t-on. « Je crois que nous vivons dans un monde qui prête de plus en plus attention à la façon dont on respecte, ou pas, les droits de tous, ajoute-t-elle. Et j’espère que nous sommes entrés dans un monde plein de personnes qui oeuvrent avec passion et prévoyance pour le changer et le rendre meilleur. » Rabat-joie ? Sans doute, mais pas de manière si évidente.