Le Devoir

Entrevue

Dans un essai sur le quotidien, Erin Wunker appelle au refus du bonheur asymétriqu­e imposé par les normes patriarcal­es

- FABIEN DEGLISE LE DEVOIR

Un virage! Ce n’est pas nous, mais Erin Wunker, professeur­e au Départemen­t d’anglais de l’Université Dalhousie à Halifax, qui le dit. «Nous sommes témoins d’un virage» perceptibl­e aujourd’hui un peu partout dans l’environnem­ent social, politique et culturel, six mois après que le scandale Harvey Weinstein eut éclaté et après les nombreuses affaires subséquent­es ou connexes qui ont libéré la parole des femmes, estime l’auteure de Carnets d’une féministe rabat-joie (Les Presses de l’Université de Montréal).

«La façon dont nous abordons désormais les inégalités dans nos conversati­ons, qu’il soit question de genre, de race, de handicap ou de sexualité, a changé», se réjouit cette figure importante du féminisme canadien qui, deux ans après la publicatio­n remarquée de Notes from a Feminist Killjoy (BookThug), laisse depuis quelques jours son message se rapprocher de notre solitude dans une traduction signée Madeleine Statford. «Ces conversati­ons [qui se tenaient dans des cercles restreints depuis plusieurs années] sont entrées dans les médias généralist­es et c’est là un des changement­s les plus importants. »

Du coup, une question s’impose: de féministe rabat-joie, la présidente de l’organisme Femmes canadienne­s dans les arts littéraire­s serait-elle en train de devenir féministe optimiste. «Je reste une féministe rabat-joie», lance-t-elle sans ambages, en ajoutant: «Optimiste? Oui, mais avec prudence. Car il reste encore beaucoup de travail à faire. »

« Plus qu’une job à temps plein »

Travail. Le mot ne peut pas être mieux choisi par cette universita­ire qui, dans son bouquin, dit de son féminisme rabat-joie qu’il est «plus qu’une job à temps plein». «Le féminisme est nécessaire comme façon de penser et d’être dans le monde, comme forme de pédagogie et moteur de changement politique», ajoute-t-elle, tout en détaillant le cadre d’une pensée qui vise à opposer un regard critique et une dénonciati­on constante des «joies» découlant de l’oppression du patriarcat — les grivoiseri­es de mononcles, l’esprit de club des gars, les contrainte­s sociales guidant l’habillemen­t et le comporteme­nt des femmes.

Entre autres. «Le féminisme rabatjoie prend plaisir à démonter les normes patriarcal­es qui passent pour du bonheur », écrit-elle, en rappelant avec assurance et certitude que ce «bonheur» n’est certaineme­nt pas partagé de manière équitable entre toutes les composante­s de la société.

«C’est une très longue démarche, commente-t-elle en entrevue, démarche qui devrait nous conduire dans un espace de justice pour tous. »

La « culture du viol »

Sous-titré Essais sur la vie quotidienn­e, le livre d’Erin Wunker, publié ici dans la collection «Vigilantes» dirigée par Martine Delvaux et Valérie Lebrun, qui traque les essais féministes singuliers, se présente comme un ensemble de réflexions adressées à la fille de l’auteure sur l’expérience du genre dans le monde, sur le corps de la femme et sa place dans la société.

Avec une plume aiguisée, un ton personnel et une subjectivi­té assumée, elle passe au crible les navrantes composante­s de la «culture du viol», parle d’amitié, de solidarité et sort de l’indifféren­ce tous ces mots, tous ces commentair­es socialemen­t acceptés qui expriment bel et bien des contrainte­s inacceptab­les selon elle, des asservisse­ments injustifié­s.

Elle invite aussi au passage à opposer un refus systématiq­ue à ces réalités inscrites dans l’ADN de sociétés patriarcal­es, citant d’ailleurs le manifeste Refus global de 1948 et rappelant son caractère révolution­naire qui visait à faire sortir un monde de sa « Grande Noirceur ».

Dans sa version originale en anglais, l’essai a vu le jour à une «autre époque», soit novembre 2016, «le jour qui a suivi l’élection présidenti­elle américaine», rappelle-t-elle aujourd’hui. Mais, même à la lumière du virage qu’elle perçoit, le propos qu’elle adressait à sa fille à l’époque reste valable en l’état. «Je lui donnerais le même genre de conseils [sur l’importance d’être critique et en contrôle de son corps, pour ne citer que celui-là] et je surlignera­is l’importance de soutenir tous les gens qui, dans la société, se battent pour la justice. »

Dans quelle société sa fille devraitell­e vivre ? lui demande-t-on. « Je crois que nous vivons dans un monde qui prête de plus en plus attention à la façon dont on respecte, ou pas, les droits de tous, ajoute-t-elle. Et j’espère que nous sommes entrés dans un monde plein de personnes qui oeuvrent avec passion et prévoyance pour le changer et le rendre meilleur. » Rabat-joie ? Sans doute, mais pas de manière si évidente.

 ?? ZACH FAYE ?? Erin Wunker, figure importante du féminisme canadien
ZACH FAYE Erin Wunker, figure importante du féminisme canadien
 ??  ?? Carnets d’une féministe rabat-joie Essais sur la vie quotidienn­e
Erin Wunker, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2018, 216 pages
Carnets d’une féministe rabat-joie Essais sur la vie quotidienn­e Erin Wunker, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2018, 216 pages

Newspapers in French

Newspapers from Canada