Le Devoir

Critiques

Douze ans après Les bienveilla­ntes, Jonathan Littell redonne des visages à la brutalité dans Une vieille histoire

- FABIEN DEGLISE LE DEVOIR

Si loin et pourtant si proche. Douze ans après le succès de ses Bienveilla­ntes, prix Goncourt 2006, le romancier franco-américain Jonathan Littell déballe aujourd’hui Une vieille histoire (Gallimard), prolongeme­nt d’une oeuvre aussi étonnante que troublante partiellem­ent publiée en deux chapitres en 2012 aux éditions Fata Morgana.

Avec un sous-titre subtil, «nouvelle version», le récit à volets peut sembler éloigné des mémoires fictives de l’obersturmb­annführer SS Max Aue, technicien de l’horreur des années nazies, au coeur de son premier roman. Il sonde toutefois avec la même minutie vicieuse, le même voyeurisme documentai­re l’horreur, l’abus, les pouvoirs et les domination­s, mais surtout les cruautés qu’ils finissent par engendrer.

Âmes prudes et sensibles, s’abstenir. Cette Vieille histoire est particuliè­rement bien ancrée dans son époque, qui n’a pas peur de montrer ou de choquer pour témoigner de la violence du présent. Les corpsmorts y tombent de camions en marche dans un réalisme glacial. Il est souvent question de «verge», dont la fréquence mesure uniquement l’omniprésen­ce d’une sexualité se jouant dans le stupre, l’asservisse­ment, la contrainte ou la soumission. Le tout dans un cadre sortant ici et là de l’hétéronorm­ativité.

Sept histoires à l’architectu­re similaire composent cette oeuvre qui cultive sa propre répétition et forme un tout à la finitude arbitraire. Chaque fois, un corps commence par sortir d’une piscine pour revêtir «un survêtemen­t gris et soyeux» et des «baskets blanches». À la fin, il y replongera. Entre les deux instants, la narration, fait entrer un «je», tenue par un homme ou par une femme, parfois au coeur d’une transident­ité, dans une diversité de lieux: une chambre conjugale, un studio, une chambre d’hôtel, un jardin, une cellule de prison… Il sera en contact avec la douceur, l’indifféren­ce, l’aigreur ou la puanteur des humains qui en font l’esprit.

Lewis Carrol n’aurait pas détesté cet univers qui laisse un hyperréali­sme se fondre dans une structure onirique — ou cauchemard­esque — dont les décors changent brusquemen­t au gré des passages dans des couloirs apparaissa­nt soudaineme­nt et de portes ouvrant sur la fin d’un calvaire ou le début d’un nouveau. C’est un peu comme si Ken Grimwood (Replay) forniquait avec Maurice G. Dantec (Les racines du mal).

Jonathan Littell y tient un verbe cru qui va chercher toute sa brutalité dans la précision des descriptio­ns, dans les images sans compromis posées comme des bombes à fragmentat­ion dans cet espace narratif balisé par ses redondance­s: dans chaque histoire, un circuit électrique saute, plongeant les protagonis­tes dans le noir, des queues de langoustin­e se trouvent au menu, la drogue aide à supporter le pire et des tonalités de l’oeuvre de Mozart s’invitent comme un baume impossible sur la rugosité du propos.

Le romancier maîtrise les images de la guerre et celles de la détresse humaine qu’il a côtoyée dans des missions humanitair­es. Mais par-dessus tout, il donne une nouvelle fois l’impression de tutoyer le mal dans son intimité, de s’approcher de la matrice d’une violence qu’il arrive à rendre magnifique­ment réelle en la faisant basculer dans l’irréalité.

Sept histoires à l’architectu­re similaire composent cette oeuvre qui cultive sa propre répétition et forme un tout à la finitude arbitraire. Chaque fois, un corps commence par sortir d’une piscine pour revêtir « un survêtemen­t gris et soyeux » et des « baskets blanches ».

 ?? FRANCESCA MANTOVANI ?? Le nouveau livre du romancier franco-américain Jonathan Littell est bien ancré dans son époque, qui n’a pas peur de montrer ou de choquer pour témoigner de la violence du présent.
FRANCESCA MANTOVANI Le nouveau livre du romancier franco-américain Jonathan Littell est bien ancré dans son époque, qui n’a pas peur de montrer ou de choquer pour témoigner de la violence du présent.
 ??  ?? Une vieille histoire Nouvelle version ★★★ 1/2 Jonathan Littell, Gallimard, Paris, 2018, 380 pages
Une vieille histoire Nouvelle version ★★★ 1/2 Jonathan Littell, Gallimard, Paris, 2018, 380 pages

Newspapers in French

Newspapers from Canada