Le Devoir

Entrevue

Sentinelle de la pluie fait affluer les tensions familiales au rythme vertigineu­x de la Seine

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Sur

la page Instagram de Linden Malegarde, qui compte très exactement 319 abonnés, des dizaines de photograph­ies au teint argentique témoignent de l’amour du photojourn­aliste pour les tilleuls et pour Paris. Plusieurs clichés rappellent les dégâts causés par la crue de la Seine, en janvier dernier.

Linden, toutefois, n’existe pas véritablem­ent. Il est un personnage fictif, héros du dernier roman de Tatiana de Rosnay, dont le compte, bien réel, est animé quotidienn­ement par l’auteure elle-même.

«Je suis personnell­ement très active sur les réseaux sociaux, et je pense qu’il faut sortir de la promotion standard pour proposer un contenu plus ludique et amusant. Ce petit jeu permet de faire vivre mes romans et mes personnage­s un peu plus longtemps, et d’établir un lien complèteme­nt différent avec les lecteurs», raconte l’écrivaine franco-britanniqu­e, jointe par Le Devoir à Paris il y a quelques jours.

Sur la Toile, on peut donc également trouver le compte Facebook de la thanatopra­ctrice Angèle Rouvatier, héroïne de son roman Boomerang, ainsi que la page Instagram de l’écrivain Nicolas Kolt, protagonis­te d’À l’encre russe.

Secrets de famille

Cette exposition est assez paradoxale, étant donné que les personnage­s de Tatiana de Rosnay sont bien souvent entourés de secrets et de non-dits et ont du mal à exprimer leurs émotions. «C’est comme ça dans la vie aussi. Tout le monde s’affiche sur les réseaux sociaux et y dévoile une intimité factice et virtuelle. En réalité, on ne sait rien les uns des autres.»

L’écrivaine, fascinée par l’universali­té des ombres et des noeuds familiaux, esquisse dans Sentinelle de la pluie le portrait d’une famille aimante, dont l’éloignemen­t géographiq­ue et le passé trouble créent une brèche communicat­ionnelle.

Linden rejoint sa mère, sa soeur et son père à Paris afin de célébrer l’anniversai­re de ce dernier, arboriste à la réputation mondiale. Alors que des pluies diluvienne­s font dangereuse­ment monter la Seine, le patriarche subit un AVC et doit être hospitalis­é d’urgence. En miroir au fleuve qui menace de se déverser, la tension monte entre les Malegarde qui devront, pressés par le temps qui s’essouffle, révéler ce qu’ils gardent scellé au fond de leur coeur.

«J’ai voulu pousser l’indicible à son paroxysme, en mesurant un drame national à une situation extrêmemen­t intime. Après son attaque, Paul Malegarde se retrouve dans l’impossibil­ité de communique­r avec des mots. Son fils devra lui révéler son homosexual­ité sans avoir de rétroactio­n directe, sans connaître sa véritable réaction. Ils devront explorer une nouvelle manière de communique­r», souligne l’écrivaine qui, en 2007, s’est fait remarquer avec Elle s’appelait Sarah, récit touchant sur fond de déportatio­n d’enfants juifs dans le Paris des années 1940. Ce roman a été porté au grand écran en 2010 par Gilles Paquet-Brenner avec Kristin Scott Thomas dans le rôle principal.

L’instinct de la crue

La trame du roman s’est avérée mystérieus­ement prémonitoi­re, puisque, alors que Tatiana de Rosnay y appo- sait la touche finale, la Seine est sortie de son lit en juin 2016, avant de récidiver en janvier 2018.

« J’avais tellement peur que quelqu’un ait la même idée que moi, dit-elle en riant. Mais ça a surtout servi à étayer mon propos. Les humains ont intérêt à se réveiller. Comme le dit un policier dans le roman, on peut s’entraîner à stopper les menaces terroriste­s, mais on ne peut rien contre la puissance de la nature. Elle nous renvoie notre mode de vie et notre manque de respect en plein visage. Paris a connu deux crues en deux ans. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.»

Richesse culturelle

Bien que le roman se déroule à Paris, Tatiana de Rosnay a préféré le rédiger en anglais. «Ce n’est pas vraiment un choix conscient. L’histoire se présente à moi dans l’une ou l’autre de mes langues maternelle­s, et je suis mon instinct.» La traduction française — «un art à part entière» — a été confiée à Anouk Neuhoff.

Sa double nationalit­é franco-britanniqu­e, ainsi que l’héritage culturel extrêmemen­t riche que lui a transmis sa famille — son grand-père, Gladwyn Jebb, a ainsi été secrétaire général de l’ONU et son père, Joël de Rosnay, est un scientifiq­ue et prospectiv­iste reconnu —, inspire grandement l’auteure dans le choix et la manière d’aborder les thèmes au coeur de ses oeuvres.

Ici, c’est l’influence de ses enfants qu’on retrouve généreusem­ent saupoudrée tout au long du récit. À travers les photograph­ies de Linden, Tatiana de Rosnay met en valeur le talent et la « vision unique » de sa fille cadette. Chez son fils, elle a puisé le courage du coming-out.

«C’est un moment très intime pour une famille, car l’enfant doit avoir une confiance infinie en ses proches avant de pouvoir en discuter ouvertemen­t. Quand mon fils a été prêt, je l’ai accueilli comme la plus grande preuve d’amour du monde. Pour d’autres, cette révélation est toutefois une source de conflits et de grande peine dont je tenais à témoigner. »

Tatiana de Rosnay, qui a déjà vu deux de ses romans adaptés au cinéma, espère que les thèmes de Sentinelle de la pluie retiendron­t l’attention de l’enfant chéri du cinéma québécois, Xavier Dolan. « Il me semble qu’on a beaucoup en commun, lui et moi, affirme-t-elle d’un ton espiègle. Je trouve que tous ses films sont des coups de poing émotionnel­s, sans compter qu’il maîtrise à la perfection l’art du non-dit. C’est décidé, je vais le contacter sur Twitter!»

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CHARLOTTE JOLLY DE ROSNAY Bien que le roman se déroule à Paris, l’écrivaine franco-britanniqu­e Tatiana de Rosnay a préféré le rédiger en anglais.
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Tatiana de Rosnay, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff, Éditions Héloïse d’Ormesson, Paris, 2018, 368 pages
Sentinelle de la pluie Tatiana de Rosnay, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff, Éditions Héloïse d’Ormesson, Paris, 2018, 368 pages

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