Le Devoir

Andrew Haigh, la solitude du coureur

Dans Lean on Pete, le cinéaste anglais s’intéresse à ce qui nous définit lorsqu’il n’y a plus que soi

- FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR Lean on Pete prendra l’affiche le 20 avril.

Dans un film, la séquence d’ouverture revêt toujours une importance capitale. Elle donne le ton tout en permettant au spectateur d’ajuster son horizon d’attentes. Celle de Lean on Pete, le nouveau film d’Andrew Haigh, est exemplaire. On y voit un adolescent, Charley, sortir à l’aube pour son jogging. Autour de lui, un quartier pauvre et la rumeur de camions, hors champ. D’emblée, l’isolement de Charlie est palpable. Lorsqu’enfin, on aperçoit un véhicule, celui-ci traîne une remorque à chevaux, présage de ce qui suivra. En repérage à Montréal pour une série coproduite par la BBC, le cinéaste a fait une pause, le temps de revenir sur son plus récent film, qui surprend par sa prémisse.

Ce qui étonne en l’occurrence, c’est que le cinéaste anglais eût voulu tâter de la formule du cheval et de l’enfant. En effet, il s’agit d’un genre non seulement très américain, mais dont la nature volontiers «édifiante », au sens gentil et inspirant du terme, s’accorde mal avec la sensibilit­é âpre d’Andrew Haigh.

«C’est vrai que le synopsis laisse présager un type bien précis de récit. À tel point que lorsque j’ai terminé le tournage, je me suis demandé comment on allait se débrouille­r pour la promotion, parce que les gens s’attendraie­nt à quelque chose que le film n’est pas », confie le réalisateu­r.

Déjouer les attentes

Abandonné des années auparavant par sa mère dont les possibles troubles mentaux sont évoqués par la bande, Charley, 15 ans, vit avec son père, le prototype du bon à rien sympathiqu­e. Alcoolique et don Juan, ce dernier adore son fils, mais n’en est pas moins complèteme­nt inadéquat en tant que parent.

Par l’irresponsa­bilité du père arrive un drame qui force Charley à déguerpir. Dans son périple à travers les États-Unis pour retrouver une tante bonne pour lui au temps de l’enfance, l’adolescent entraîne un cheval usé par le circuit hippique: Lean-on-Pete de son nom. Tous deux sont à bout de course, tous deux sont contraints de fuir.

Hormis le contexte, il y a la toile de fond : la face défavorisé­e de l’Amérique actuelle. Bref, cette histoire-là loge à des lieues des clichés bucoliques attendus. «Ce n’est même pas un film qui porte sur un cheval; le cheval est important, mais le parcours du personnage va au-delà de ça. Ce n’est pas non plus un road movie, même si ça le devient vers le troisième acte… Au bout du compte, ça m’a plu, cette perspectiv­e de déjouer les attentes. »

Vaincre la solitude

C’est sur la recommanda­tion de son conjoint qu’Andrew Haigh lut le roman de Willy Vlautin. «Il m’a promis que ça me plairait. Il avait raison. Vlautin aborde avec beaucoup de finesse ce qui est probableme­nt mon thème de prédilecti­on : la solitude, et les moyens que l’on prend pour ne plus se sentir seul. »

On tombe amoureux presque malgré soi, comme dans son premier film, Weekend, ou alors on cherche l’amour en se consolant auprès de ses amis en attendant, comme dans sa série Looking, produite par HBO. Pour ne pas vivre seul, on peut également repousser, par déni, l’évidence de la fin d’une relation de couple, comme dans 45 ans (45 Years).

Dans Lean on Pete, c’est la mort d’une cellule familiale et le besoin d’en recréer une autre qui propulsent l’histoire.

Choc émotionnel

D’ailleurs, comme les protagonis­tes des autres films d’Andrew Haigh, Charley subit un violent choc émotionnel. Dans Weekend, c’était la prise de conscience d’un coup de foudre malvenu, dans 45 ans, c’était la réalisatio­n qu’un mensonge a pourri les racines d’un long mariage. Lean on Pete, quant à lui, voit Charley brusquemen­t privé du semblant de famille qui lui restait.

« Je suis attiré par les personnage­s passifs. Ça peut paraître bizarre, mais je trouve que c’est représenta­tif de la vraie vie, sur laquelle on a peu, voire pas, de contrôle. Dans mes films, un événement se produit, et c’est ce qui oblige les personnage­s tantôt à la remise en question, tantôt à l’introspect­ion, tantôt au mouvement, comme ici. »

Perte de repères

Quoique les deux intrigues ne partagent guère de similitude­s, Lean on Pete s’inscrit tout particuliè­rement dans la continuité de 45 ans. À l’instar de Charlotte Rampling en femme dont l’univers vole en éclats à la découverte d’un secret concernant la défunte fiancée de son mari, Charlie Plummer, qui joue Charley, est confronté à la disparitio­n soudaine de ses repères.

L’une ne peut plus souffrir de voir son reflet dans les yeux de son époux, tandis que l’autre fait désormais face au vide. «On revient à la solitude. Comment fait-on pour se définir lorsqu’il n’y a plus que soi? Lorsqu’il n’y a plus personne pour nous aimer, nous parler, s’occuper de nous ? Avec Lean on Pete, j’avais l’occasion d’explorer cette préoccupat­ion encore plus en profondeur. Je veux dire par là qu’auparavant, j’ai traité du thème de la solitude sur le plan surtout psychologi­que, émotionnel. Tandis qu’avec Lean on Pete, oui, il y a cette dimension-là, mais il y a aussi toute la question de la précarité, de la pauvreté, du manque de nourriture, d’un toit au-dessus de sa tête : ça, c’est la solitude absolue. »

Optimiste néanmoins

Et Charley et son cheval de traverser déserts, bleds anonymes, quartiers de cités retournés à l’état sauvage…

Comme d’autres cinéastes européens avant lui — on songe au Wim Wenders de Paris, Texas —, Andrew Haigh filme ces paysages ruraux et urbains avec une curiosité dénuée de jugement. En amont du tournage, il se promena beaucoup, effectuant le futur trajet de Charley.

«C’était essentiel; ça nourrit le regard. Je suis un maniaque du détail pour tout ce qui se trouve dans mes compositio­ns, même pour ce qui est à peine visible en arrière-plan. Un souci d’authentici­té, j’imagine. Je prends le temps qu’il faut, des heures, si nécessaire, pour obtenir la bonne prise. La séquence d’ouverture était réglée de cette façon. Elle est aussi révélatric­e, je pense, de toute ma démarche, qui au fond consiste à incarner, en images, l’idée de solitude. »

On le précise, ce ne sont pas là les paroles d’un artiste pessimiste. Car davantage que de la misère humaine, Andrew Haigh montre dans Lean on Pete un jeune héros résilient dont l’innocence n’a d’égale que la déterminat­ion.

En cela, peut-être le film est-il, après tout, édifiant. Est-ce vraiment là un défaut ?

Je suis attiré par les personnage­s passifs. Ça peut paraître bizarre, mais je trouve que c’est représenta­tif de la vraie vie, sur laquelle on a peu, voire pas, de contrôle. Dans mes films, un événement se produit, et c’est ce qui oblige les personnage­s tantôt à la remise en question, t antôt » àl’ introspect­ion... ANDREW HAIGH

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CATHERINE LEGAULT LE DEVOIR En repérage à Montréal pour une série coproduite par la BBC, le cinéaste Andrew Haigh a fait une pause, le temps de revenir sur son plus récent film, Lean on Pete.
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