Le Devoir

L’art de se faire entendre

Katrie Chagnon invite à prendre conscience des conditions d’existence d’une oeuvre

- NICOLAS MAVRIKAKIS COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Dans l’exposition intitulée Qui parle?/Who Speaks? la commissair­e Katrie Chagnon nous invite à explorer des oeuvres récemment acquises par la galerie Leonard et Bina Ellen. Ces oeuvres abordent à leur manière — que l’on qualifiera­it de postmodern­e — la notion d’engagement artistique. Voilà un terrain glissant…

Comment un artiste peut-il faire un art vraiment engagé et qui surtout mobilisera ses spectateur­s? Simplement en abordant des sujets politiques et sociaux? Plusieurs des oeuvres présentées le font. Par exemple, la vidéo Seraphine, Seraphine de Krista Belle Stewart parle de l’aliénation des autochtone­s. Mais n’est-on pas en train de prêcher à ceux qui sont déjà en accord avec ces valeurs? A-t-on déjà vu des cohortes de visiteurs entrer dans une expo et en ressortir avec des idées totalement différente­s?

Voilà une problémati­que délicate, surtout en ces temps où l’opinion publique est très polarisée. Nous assistons à la fois à une évolution majeure des mentalités en ce qui concerne les questions identitair­es autochtone­s, féministes, sexuelles, mais aussi à un backlash sans précédent.

Serait-ce plutôt par la forme que l’art peut s’engager et déranger son spectateur sur le long terme? À cet égard, l’art moderne n’a-t-il pas montré une certaine efficacité? Mais de nos jours, la rupture avec les convention­s artistique­s provoque-t-elle encore?

Cette expo propose une autre direction. La meilleure façon de faire un art engagé serait de réaliser des oeuvres qui amènent le spectateur à prendre conscience qu’une représenta­tion est toujours un discours construit selon un point de vue.

Voilà qui pourra sembler une idée complexe. Mais cela est plus simple qu’il n’y paraît. Cette expo montre simplement des oeuvres qui mettent en scène leur processus de création.

L’oeuvre conceptuel­le Magazine Piece (1970-2018) de Ian Wallace souligne cela avec efficacité. Wallace a élaboré une « instructio­n piece », une oeuvre toujours à refaire, un schéma de création à réaliser et à «interpréte­r» par chaque installate­ur lors de chacune de ses réitératio­ns.

Cette fois-ci, c’est le stagiaire curatorial Chris Gismondi qui a procédé à l’installati­on-réalisatio­n de cette pièce. Depuis 1970, cette oeuvre invite son installate­ur à prendre un magazine à grand tirage et à en exposer le contenu selon une structure séquentiel­le prédétermi­née. Dans des présentati­ons précédente­s, ce fut la revue Look qui fut employée. En 1970, les pages de ce magazine traitaient d’une fusillade dans l’Université d’État de Kent en Ohio, ce qui avait entraîné une grève et des manifestat­ions auxquelles participèr­ent plus de quatre millions d’individus.

Cette année, on utilisa un numéro du TIME traitant des «briseurs.ses de silence» contre les agressions sexuelles. Cette pièce souligne comment toutes les oeuvres d’art dépendent d’un contexte historique qui en teinte l’interpréta­tion.

La vidéo Fifty Minutes de Moyra Davey montre quant à elle une femme discutant de la nostalgie et, grâce à la psychanaly­se, aux raisons de sa fascinatio­n pour cette émotion. Mais Davey expose aussi comment le concept de nostalgie est plus que personnel, totalement construit par notre époque. Dans cet esprit, et dans celui de la pensée de Judith Butler, les oeuvres de Suzy Lake montrent comment l’identité sexuelle est une constructi­on, une performanc­e quotidienn­e, en quelque sorte.

Qui parle ?/Who Speaks ? Commissair­e: Katrie Chagnon, galerie Leonard et Bina Ellen, jusqu’au 21 avril

 ?? PAUL LITHERLAND / STUDIO LUX ?? Vue de l’exposition Qui parle ? / Who Speaks ? avec, de gauche à droite, Jo-Anne Balcaen, Mount Rundle, 2014, et Moyra Davey, Fifty Minutes, 2006.
PAUL LITHERLAND / STUDIO LUX Vue de l’exposition Qui parle ? / Who Speaks ? avec, de gauche à droite, Jo-Anne Balcaen, Mount Rundle, 2014, et Moyra Davey, Fifty Minutes, 2006.

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