Le Devoir

Manger épicé dans le Bas-du-Fleuve

Miléna Babin rapproche des âmes perdues sur fond de safranière et de gastronomi­e

- FABIEN DEGLISE LE DEVOIR

Ce qu’il y a de troublant dans cette histoire, c’est son caractère échevelé et broussaill­eux, mystérieus­ement cohérent, quelque chose du chaos structuré, qu’un petit tas de stigmates de safran séchés posés pêle-mêle sur une table ou délicateme­nt contenus dans une petite boîte de plastique pourrait parfaiteme­nt illustrer.

Mettre le fond et la forme d’une fiction en symbiose avec l’image d’une de ses composante­s, le safran. Voilà le tour de force — involontai­re ou pas? — réalisé par Miléna Babin dans L’étrange odeur du safran, récit, étrange lui aussi, qui rapproche des âmes perdues dans le Bas-du-Fleuve sur fond de dépotoir, de safranière, de maladie et de restaurati­on.

Une femme y est en fuite. Elle s’appelle Nil, a un caractère sauvage que la présence à ses côtés d’une renarde partiellem­ent apprivoisé­e, son animal de compagnie, vient subtilemen­t surligner. Sa trajectoir­e incertaine va croiser celle de créatures singulière­s, dont Jacob, restaurate­ur de la région qui cultive le raffinemen­t dans ses assiettes et l’angoisse maîtrisée d’avoir à vivre dans la séropositi­vité. Pas une mince affaire dans le Québec des régions de la fin des années 1980 où le coeur de l’action se joue.

La tension du premier contact fait place à cette complicité qui naît parfois chez les êtres abîmés par l’existence et qui devient nécessaire quand il est question de trafic, comme celui du safran, l’une des épices les plus chères du monde, qui se vend près de 1000 $ le kilo. Oui, dans ce monde, le Crocus sativus, comme l’appellent les botanistes, a aussi l’odeur de l’argent qui attise les convoitise­s, plus que celle qui donne ce côté persan à certaines compositio­ns culinaires.

Miléna Babin a été révélée en 2014 avec Les fantômes fument en cachette — l’histoire d’un triangle amoureux ambigu forcé de vieillir et dans lequel une verveine citronnell­e faisait partie du décor. Son écriture se pose, ici encore, avec la même délicatess­e sur le détail qu’elle montre, qu’elle dévoile avec chaleur, sensualité, mais toujours dans une sorte d’inachevé, dont profite ici l’énigme de ses personnage­s se définissan­t surtout par les stigmates de leurs existences troubles. «Plus son frère [jumeau] était loin, mieux Nil se portait. […] Leur interdépen­dance avait largement dépassé le col de l’utérus de leur mère.»

Tableau du désespoir inscrit dans la beauté d’un territoire, celui de la région du Bic, à quelques minutes de route de Rimouski, L’étrange odeur du safran sonde avec son style vif et incarné la nébuleuse de la survie, celle de solidarité et des abus. Il le fait aussi en invitant au passage, et sans lien très clair avec le récit principal, une famille de producteur­s de safran vivant en Inde.

Mais si le récit expose le charme de ses couleurs, plutôt ambré foncé tirant sur le clair, pourrait-on dire, son odeur au final reste malheureus­ement un peu fade et fourragère, comme celle émanant de trop de brindilles de quotidiens exposés dans un désordre qui dévoile un parfum pas totalement désagréabl­e, mais qui n’arrive pas à trouver sa mélodie.

 ?? RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR ?? Miléna Babin a été révélée en 2014 avec Les fantômes fument en cachette.
RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR Miléna Babin a été révélée en 2014 avec Les fantômes fument en cachette.
 ??  ?? L’étrange odeur du safran ★★★
Miléna Babin, XYZ, Montréal, 2018, 200 pages
L’étrange odeur du safran ★★★ Miléna Babin, XYZ, Montréal, 2018, 200 pages

Newspapers in French

Newspapers from Canada