Le Devoir

Quelques nuances de rouge

Violence et déracineme­nt hantent le quatrième roman de Julie Hétu

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Depuis Cima, minuscule communauté quasi-fantôme plantée près de la frontière séparant le Nevada et la Californie, Sofia Loera anime Voix du désert, l’émission vedette de la radio locale.

Pour faciliter les trafics transfront­aliers dont il est complice — drogues, armes, êtres humains —, le directeur de la petite Cima Radio a eu l’idée de diffuser vingt-quatre heures sur vingtquatr­e les appels qui entrent et qui sortent d’une cabine de téléphone plantée en plein désert des Mojaves.

«La cabine est tatouée de mille vies. Elle est une pointe de clocher, un phare guidant les pèlerins égarés sur une mer de sable. L’amour du désert, comme l’amour de l’océan, a des sources profondes .» Mais chaque fois que l’animatrice lit en ondes un extrait de La petite sirène d’Hans Christian Andersen, elle envoie en réalité un message codé.

Cette Mexicaine est le personnage où palpite le coeur rouge de Pacific Bell, quatrième roman de Julie Hétu. Associée par son mari à un réseau de prostituti­on montréalai­s, luimême lié au «cartel du Pacifique», la jeune femme a décidé de fuir Montréal après un coup de balai des autorités contre le crime organisé, laissant derrière elle son jeune fils.

Chaque vendredi, l’enfant appelle la cabine et demande à sa mère de lui raconter sur les ondes le destin d’Eco Loera et de son histoire d’amour avec le fils d’un criminel local — reflet déformé de la propre histoire de Sofia. Un récit auquel se mélange l’histoire de saigneuses de cactus mexicaines, qui récoltent les cochenille­s afin de produire un pigment carmin rouge cramoisi utilisé traditionn­ellement pour colorer les tissus et pour peindre, et qui seront mêlées à un mouvement de révolte sociale dans la région d’Oaxaca — faisant écho à des événements réels survenus en 2006.

Ces trois niveaux de récit — l’histoire de Sofia, la culture de la cochenille et les insurrecti­ons d’Oaxaca, la fable de La petite sirène — vont ainsi alterner jusqu’à se fondre en un même désir de changement. Changement­s sociaux, changement de vie, altération de la personnali­té. Un peu comme dans Mot (Triptyque, 2014), son précédent roman, l’écrivaine et artiste multidisci­plinaire née à Montréal en 1976 compose une histoire très dense qui se nourrit de fuite et de drames violents.

Porté par une langue plutôt neutre qui laisse parfois l’impression de lire une traduction, Pacific Bell, comme le pigment rouge né de l’insecte séché au soleil, est le résultat de l’arrimage fragile de plusieurs éléments disparates, à coup de niveaux de fiction qui se mélangent et de personnage­s qui, hantés par la violence et le déracineme­nt, en viennent à ne plus savoir faire la différence entre le rêve et la réalité.

Une histoire froide comme un désert la nuit, alourdie par un certain didactisme, où résonnent exotisme, douleurs humaines et consolatio­ns impossible­s.

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Julie Hétu livre une histoire froide comme un désert la nuit.
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Julie Hétu, Alto, Québec, 2018, 152 pages
Pacific Bell ★★★ Julie Hétu, Alto, Québec, 2018, 152 pages

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