Le Devoir

Les blessures à vif du Pays basque

Dans Patria, l’Espagnol Fernando Aramburu expose le destin de deux familles déchirées par la violence terroriste

- CHRISTIAN DESMEULES LE DEVOIR

Il est certaines plaies qui sont plus longues que d’autres à cicatriser. Comme celles, par exemple, qui ont longtemps défiguré le Pays basque espagnol, marqué par quatre décennies de «lutte armée», d’enlèvement­s, d’extorsion. Par des centaines de vies fauchées, de relations de voisinage empoisonné­es et de familles disloquées.

Créé en 1959 en plein coeur de la dictature franquiste en Espagne, l’ETA (acronyme en langue basque d’Euskadi ta askatasuna­m, « Pays basque et liberté») fait moins parler de lui aujourd’hui. Mais jusqu’au «cessez-le-feu unilatéral» décrété le 20 octobre 2011, l’organisati­on armée indépendan­tiste d’inspiratio­n marxiste se serait rendue responsabl­e de la mort de 829 personnes.

L’écrivain espagnol Fernando Aramburu, né à San Sebastián, capitale de la Communauté autonome basque, l’année même de la fondation de l’ETA, a choisi de plonger ses mains dans le cambouis, les entrailles et le sang de ce conflit fratricide.

À hauteur de femmes et d’hommes, Patria, le neuvième roman de cet auteur qui vit en Allemagne depuis 1985 (seuls Le salon des incurables et Années lentes ont été traduits en français), a été le phénomène littéraire de l’année 2016 en Espagne, source de vifs débats tout en s’écoulant à plus de 500 000 exemplaire­s, en plus d’être couronné du prestigieu­x Premio Nacional de Narrativa.

Dans un petit village près de San Sebastián, Miren et Bittori étaient deux amies d’enfance que rien n’aurait dû séparer. Propriétai­re basque d’une petite entreprise de transport, le Txato, mari de Bittori, a un jour été rançonné par l’ETA. Il a accepté de payer une première fois, comme un peu tout le monde, mais a cessé de le faire face à sa propre culpabilit­é et devant l’escalade des exigences pour «l’entretien de la structure armée nécessaire au processus révolution­naire basque vers l’indépendan­ce et le socialisme».

L’homme sera vite mis au ban de sa communauté, avant d’être troué de balles un jour de pluie. Pas un seul de sa quinzaine d’employés n’osera se présenter à l’enterremen­t.

De l’autre côté de la rue, l’un des fils de Miren, envoûté par la hache et le serpent, croupit maintenant dans une prison d’Andalousie pour sa participat­ion à un attentat attribué à l’ETA. Mais peut-être a-t-il encore plus de sang sur les mains…

Deux familles, deux réalités qui semblent complèteme­nt opposées en apparence, mais deux mondes qui sont aussi réunis par une même plaie ouverte. Mais en 2011, Bittori, veuve en colère et inconsolab­le qui habite désormais dans un appartemen­t en ville, veut retourner au village, en dépit de l’hostilité générale à son endroit. Même le curé la prend à part et lui demande sans détour de ne pas revenir au village, «pour ne pas enrayer le processus de paix».

Alternant les angles et les points de vue, Fernando Aramburu s’intéresse avec beaucoup de réalisme aux trajectoir­es de l’un et de l’autre de ses personnage­s, devenus les «satellites d’un homme assassiné». Nerea, la fille de Bittori et du Txato, qui veut participer à un programme de justice réparatric­e en prison: «Une seule chose est claire pour moi. Je veux que l’un d’eux sache ce qu’on nous a fait et comment on l’a vécu.» Gorka, l’adolescent passionné de lecture qui deviendra écrivain. Arantxa, la fille de Mirren, qui sera foudroyée par une attaque de paralysie — maladie où il est difficile de ne pas voir une sorte de métaphore globale du conflit.

Chacun tente de composer avec la réalité gluante de la violence, formant sous nos yeux un remarquabl­e microcosme social en forme de réprobatio­n du terrorisme basque: «On leur fourre des mauvaises idées dans la tête, et comme ils sont jeunes ils tombent dans le piège. Ensuite, ils se prennent pour des héros parce qu’ils ont un pistolet. Et ils ne se rendent pas compte qu’en échange de rien, parce qu’au bout du

compte il n’y a d’autre récompense que la prison ou la tombe, ils ont tourné le dos au travail, à la famille, aux copains. Ils ont tout quitté pour obéir aux ordres d’une poignée de profiteurs. Et pour briser la vie d’autres personnes, en laissant des veuves et des orphelins à tous les coins de rue.»

Le roman de Fernando Aramburu, certes, ne prétend pas à l’objectivit­é. Les motivation­s des terroriste­s nous restent floues, quand il ne s’agit pas tout simplement de malheureux immatures manipulés par d’obscures forces de l’ombre. La réalité est sans doute encore plus complexe.

L’écrivain est du côté de la paix et se positionne contre la violence — surtout celle alimentée par le sentiment nationalis­te. Interrogé par le quotidien espagnol El Mundo à l’automne 2017 à propos de la foire d’empoigne entourant le référendum sur l’indépendan­ce de la Catalogne, il déclarait: «Il est triste de voir que des gens consacrent le peu de temps dont ils disposent à des questions violentes, négatives, crispantes. »

Exercice romanesque tout en finesse, Patria se démarque par la profondeur psychologi­que de ses personnage­s. Et l’ampleur du roman — six cents pages bien tassées — sert ici à exposer toutes les ramificati­ons de la violence idéologiqu­e, à illustrer l’infime mécanique de la terreur et de toutes ses conséquenc­es. Une réussite, à l’évidence. Et une réussite qui nous force à réfléchir.

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IVAN GIMENEZ Fernando Aramburu a choisi de se plonger les mains dans le cambouis, les entrailles et le sang d’un conflit fratricide.
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Patria ★★★★ Fernando Aramburu, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Actes Sud, Arles, 2018, 624 pages

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