AUJOURD’HUI
Commission des droits de la personne. Aucune conclusion après six ans d’enquête sur une entreprise de volailles.
Caméras de surveillance à l’intérieur des logements, électricité coupée dans certaines chambres, superviseur tyrannique et parfois violent, interdiction de quitter les lieux, traitement salarial différencié, heures de transport impayées, inspections préalables bâclées. Une enquête de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) ouverte en 2012 sur l’entreprise d’attrapage de volailles Transvol après le dépôt d’une plainte pour discrimination n’a encore rien conclu.
Le rapport d’une quarantaine de pages, dont Le Devoir a obtenu copie, se base non seulement sur le témoignage des plaignants et de l’entreprise, mais aussi sur ceux d’un agent de la Sûreté du Québec et d’un ex-employé du consulat du Guatemala à Montréal.
L’entreprise Transvol et le représentant des travailleurs déplorent tous deux ce long délai.
«C’était un dossier avec des preuves solides; il y avait tous les éléments pour faire aboutir ces plaintes. Pourquoi, même avec le témoignage d’un policier, d’un employé du consulat, des travailleurs québécois et des travailleurs migrants, on dirait que c’est en train de se faire oublier ? Les conditions étaient insoutenables», martèle Julien Barbeau.
Travaillant alors à l’Alliance des travailleurs agricoles (ATA), un organisme lié au syndicat des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), M. Barbeau avait accompagné en 2012 les sept travailleurs du Guatemala et du Honduras dans ce processus de plainte. Il ne travaille plus à l’ATA depuis 2015.
La Commission affirme quant à elle ne pas pouvoir commenter directement ce dossier, «puisque [les] dossiers de plainte sont confidentiels ».
«À la suite de l’envoi de notre version des faits, aucun retour n’a été fait, et nous sommes toujours sans nouvelle. Aucune décision ni aucun jugement n’ont été rendus», confirme quant à lui le coordonnateur des ressources humaines chez Transvol, Bernard Bussières. «Cela nous laisse dans l’incertitude», écrit-il au Devoir, affirmant avoir amélioré plusieurs aspects des conditions de travail.
Accident et enquête criminelle
La première fois que Julien Barbeau a rencontré ces travailleurs, leur collègue Eliséo Jimenez Castillo venait de mourir dans un accident de camionnette, le 18 avril 2011. Deux autres travailleurs étaient dans le coma. Bientôt, ils recevraient la visite d’un agent de la Sûreté du Québec (SQ), le 4 avril 2012, à leur logement de Saint-Anselme.
La même journée, le chef d’équipe Rony Ironiz Selvas est arrêté par la SQ. Des aveux incriminants ont conduit à son arrestation, «sous les chefs de vol qualifié, séquestration, voies de fait armées, extorsion, menaces de mort et vol de moins de 5000$», est-il rapporté dans le document de la Commission. Ces faits n’ont pu être prouvés en cour, puisque M. Selvas a été expulsé: ils se seraient déroulés le 28 décembre 2011, alors qu’un des travailleurs blessés dans l’accident se préparait à retourner au Guatemala.
Le propriétaire de Transvol, Yvan Cloutier, a expliqué à la Commission que l’arrestation de M. Selvas l’avait grandement surpris. Il avait en lui une «confiance absolue. M. Selvas travaillait pour [lui] depuis plusieurs années, soit depuis au moins 2008», a-t-il dit. M. Cloutier assure avoir toujours été à l’écoute de ses travailleurs et nie qu’ils aient été empêchés de sortir.
Son directeur actuel des ressources humaines affirme avoir pleinement collaboré avec l’enquête. Quant aux allégations selon lesquelles les migrants temporaires ne gagnent pas le même salaire que les Québécois, corroborées en partie par ces derniers, il s’en remet à leur plus grande ancienneté. «Les Québécois ont pour la plupart de nombreuses années d’expérience, donc ils ne sont pas au même niveau dans l’échelle salariale», affirme-t-il.
Surveillés
Un employé du consulat du Guatemala à Montréal, Virgilio Ayala, a affirmé à la Commission avoir porté des problèmes dès 2008 à l’attention de la Fondation des entreprises en recrutement de la main-d’oeuvre étrangère (FERME) et du propriétaire. Selon son témoignage, « il était question de menaces de mort, d’heures non payées, de l’absence d’accès aux services de santé, de propos offensants, de surveillance et de contrôles excessifs».
«M. Ayala, ancien agent de liaison du consulat, a constaté, lors de sa visite en 2008, que “ces travailleurs étaient prisonniers” et qu’il était difficile d’avoir accès à eux, tant en personne qu’au téléphone», liton dans cette enquête. L’électricité a été «coupée» dans certaines chambres, selon la version des travailleurs, ou débranchée «sans qu’il sache par qui ni pourquoi», selon la version du propriétaire.
L’agent Tejeda Lambert, chargé de l’enquête criminelle, a aussi observé en 2012 trois caméras de surveillance au rez-dechaussée, dans l’entrée principale du bâtiment, vers l’évier de la cuisine et au-dessus de la fenêtre de la salle à manger. Le représentant des plaignants affirme quant à lui qu’il y avait six caméras.
Le propriétaire de Transvol, M. Cloutier, rapporte avoir été informé de leur présence lors de l’enquête policière. «Elles auraient été en place pendant environ une semaine, probablement pour inciter les travailleurs migrants à garder les lieux propres et en ordre», selon sa version, avançant que son chef d’équipe Selvas ne lui en avait pas parlé.
Inspections bâclées
Le policier de la SQ a aussi raconté l’état d’une «vieille maison défraîchie» constaté lors de sa visite: «Il n’y a aucun endroit pour que les employés puissent se changer et entreposer leurs vêtements de travail souillés. »
« Vous imaginez des vêtements contaminés par les crottes de poulets, il n’y avait pas d’endroits pour les laisser», précise Julien Barbeau en entrevue.
Un rapport d’inspection doit pourtant être envoyé par les employeurs chaque année au ministère de l’Emploi et du Développement social (EDSC) avant d’obtenir le feu vert pour embaucher à l’étranger. C’était également le cas en 2012. Cette inspection est généralement faite par un inspecteur privé de la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’oeuvre agricole étrangère (FERME).
Dans le cas de Transvol, l’inspecteur de FERME, Michel Gagnon, a fourni des rapports identiques en 2010, en 2011 et en 2012. Il a affirmé devant la Commission être d’avis que Transvol dépassait les normes en matière de ratio de travailleurs par rapport à la superficie totale.
M. Gagnon a reconnu qu’il n’y avait pas de pièce attenante à l’immeuble: «contrairement à l’indication des formulaires d’inspection, il a affirmé que le propriétaire n’était pas tenu de fournir une pièce pour que les travailleurs se changent ».
Il dit aussi devoir se fier parfois à ce qui est rapporté par la personne qui l’accompagne lors de sa visite, cette personne étant généralement un chef d’équipe ou un travailleur. Il plaide d’autre part «l’erreur humaine», affirmant avoir eu parfois recours à un rapport d’inspection de l’année précédente, modifié « de façon verbale ».
Lenteur de la Commission
«Les travailleurs ont mis en jeu leur sécurité financière et peut-être physique, en croyant dans le système. Je les ai encouragés et soutenus, et maintenant, on dirait qu’il n’y a rien», déplore M. Barbeau. Les mauvaises conditions de vie prouvent-elles qu’il y a eu discrimination selon lui? «Pensezvous que des Québécois accepteraient de vivre avec des caméras sur eux, sans droit de visite?», rétorque-t-il, citant les faits énumérés dans l’exposé factuel de la Commission.
Dans un dépliant et une formation s’adressant aux employeurs, la CDPDJ rappelle notamment que les travailleurs ont «le droit de circuler librement à l’extérieur de l’entreprise» et «de recevoir des invités et amis» dans le logement.
Ces outils d’éducation ont été basés sur «des problèmes déjà connus», admet la Commission au Devoir.
Plusieurs personnes ayant déposé des plaintes jugent que la Commission fait preuve d’une lenteur «inacceptable», rapportait-on en nos pages à la fin de février.
Rappelons aussi qu’un rapport interne réalisé en 2017 fait état des problèmes internes dans des mots accablants. L’organisation possède certes une grande expertise, mais elle est «bureaucratique», «figée », « sclérosée », est-il écrit dans le document obtenu par Le Devoir.
Le directeur actuel des ressources humaines de Transvol affirme avoir pleinement collaboré avec l’enquête