Le dictionnaire papier, voué à disparaître ?
Les revenus de vente du dictionnaire papier se réduisent comme peau de chagrin depuis 20 ans. À l’instar de la presse, le dictionnaire papier doit se réinventer pour concurrencer les outils gratuits du Web et pour survivre.
Le dictionnaire papier n’est plus essentiel, même aux intellectuels. En ces temps de ressources numériques gratuites, on pourrait croire que les volumes imposants aux pages de papier bible servent davantage de support d’écran d’ordinateur, de presse-livres ou d’herbier que de références.
Et pour cause, puisque beaucoup de dictionnaires fiables — et gratuits — existent en ligne. CRISCO de l’Université Caen Normandie pour les synonymes, la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française (OQLF) pour les difficultés de la langue, Merriam-Webster pour l’anglais et Larousse pour les références encyclopédiques en français, par exemple.
«Les linguistes que je connais travaillent avec les dictionnaires en ligne», mentionne Claude Poirier, professeur émérite en linguistique française de l’Université Laval et cofondateur du Trésor de la langue française au Québec. Lui-même ne jure plus que par les références numériques.
« La consultation en ligne accélère grandement mon travail. Je ne pourrais imaginer faire les recherches que je fais sans ces dictionnaires en ligne et autres bases de données. »
La magie du numérique
Dans le monde de la correction grammaticale, des aides numériques comme Antidote semblent même avoir réglé le problème du temps perdu à fouiller le Bescherelle ou les tables de conjugaison. Le tout-en-un payant regroupe une dizaine de dictionnaires et vous trouve vos accords du participe passé avec le complément direct en une fraction de seconde.
Pour André d’Orsonnens, président et chef de direction de Druide informatique (qui conçoit Antidote), le facteur «wow» des éditions papier renouvelées chaque année n’est plus. Lorsqu’on édite une nouvelle version d’un dictionnaire papier, «si on ajoute 100 mots, théoriquement, on doit en enlever 100. Avec Antidote, je n’ai pas ce problème-là», s’enthousiasme-t-il. Même s’il restera probablement toujours quelques versions papier, l’avenir du dictionnaire se trouve en version numérique, croit André d’Orsonnens.
Le Robert perd des plumes
L’imprimé est d’ailleurs en perte de vitesse partout. «La baisse est cruelle», admet Charles Bimbenet, directeur général des Éditions Le Robert, joint à Paris dans les bureaux du célèbre ouvrage couronné par l’Académie française en 1950. Depuis 20 ans, le marché de l’imprimé perd des plumes, une « baisse de 5 à 10 % par année », estime-t-il.
Pour se maintenir à flot, les éditeurs réduisent les équipes de rédaction, offrent de plus petits formats imprimés, multiplient les produits dérivés, cherchent de nouveaux marchés à l’international et proposent des versions numériques de leurs ouvrages. Ils comptent ainsi garder l’intérêt des utilisateurs qui fuient vers Internet.
L’enjeu de la gratuité
Dans le monde du dictionnaire, l’enjeu n’est toutefois pas vraiment le support papier. Il faut surtout convaincre les gens de payer pour l’outil.
«L’offre en librairie foisonne», note Monique Cormier, lexicographe, professeure titulaire au Département de linguistique et traduction ainsi que vice-rectrice associée à la Langue française et Francophonie à l’Université de Montréal. Avec le développement de l’édition du loisir (livres pratiques, littérature jeunesse et bande dessinée), les consommateurs répartissent leur budget «livres» dans une multitude de secteurs… souvent ailleurs que dans les dictionnaires. À cela s’ajoute une réalité socio-économique: «L’accession gratuite à des biens culturels est de plus en plus ancrée dans les pratiques de consommation», analyse-t-elle. Les dictionnaires, comme la presse ou la musique, en pâtissent.
C’est justement sur ce point qu’insiste MarieÉva de Villers, auteure du Multidictionnaire de la langue française. «On croit que si l’ouvrage n’est pas imprimé, il devrait être gratuit. Pourtant, le coût du papier et l’encre ne sont qu’une fraction minime du coût de production. »
Peu importe le support — papier ou numérique — pour assurer la pérennité du dictionnaire, «il faut qu’il y ait un partage équitable des revenus entre les créateurs de contenu, les producteurs et les distributeurs», insiste celle qui a oeuvré plus de 15 ans auprès de l’Office québécois de la langue française, avant d’écrire et publier le Multi, en 1988.
Elle accuse les plateformes numériques d’exercer une hégémonie qui prive les créateurs de contenu de leur part légitime. «Il faut repenser le
modèle», dit-elle, ce qui passe par un rehaussement de la valeur de la culture aux yeux de tous.
Le dernier des Mohicans
Il n’y a toutefois pas lieu de crier au loup trop vite. «Il y a un déclin, mais il n’y a pas de disparition», évalue Monique Cormier.
Dans le Bilan Gaspard — qui présente le bilan de ventes de livres au Québec —, les dictionnaires représentent encore en moyenne des ventes de quelque sept millions de dollars, indique la lexicographe, qui s’est intéressée à l’histoire des dictionnaires.
Et que trouve-t-on au palmarès des 200 meilleures ventes, toutes catégories confondues, en 2015? Plusieurs dictionnaires, dont Le Petit Larousse et le Multidictionnaire de la langue française. En 2017, la palme des meilleures ventes des librairies indépendantes a quant à elle été décernée au Bescherelle.
Le marché scolaire
«Il y a des points de résistance, dit Charles Bimbenet. En France, mais aussi au Québec, le marché scolaire résiste extrêmement bien.» Il est d’ailleurs le secteur de vente le plus important du Robert imprimé, et le seul marché qui n’a pas bougé du tout, voire qui est en légère croissance.
On le voit : le dictionnaire papier subit des variations saisonnières. Il se vend bien à la rentrée des classes et aux Fêtes.
Les Éditions Québec Amérique ont misé sur cette clientèle pour éditer leur Dictionnaire visuel ainsi que leur dernière version du Multi des jeunes, fraîchement sorti de l’imprimerie après trois ans de travail. «Pour des dictionnaires non conventionnels, beaucoup utilisés dans l’apprentissage, l’édition papier est plus adéquate», estime Caroline Fortin, directrice générale de la maison fondée en 1974.
Outre à la bibliothèque et à l’école, où les dictionnaires trônent encore au centre de la place, des bastions de résistance existent aussi parmi les amoureux de la langue qui aiment encore explorer les ouvrages de référence en s’attardant aux mots qu’ils rencontrent.
La preuve: Druide informatique — qui avait pourtant le vent dans les voiles avec son logiciel correcteur Antidote et aurait pu se contenter de ses dictionnaires numériques — a lancé quatre dictionnaires papier de 2001 à 2016, à la demande des utilisateurs. Depuis, les dictionnaires se sont vendus à 170 000 exemplaires. Outre le marché scolaire, les cruciverbistes seraient à la clé de ce succès de librairie.
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