Le Devoir

Couleuvres et coyotes

- jfn@ledevoir.com JEAN-FRANÇOIS NADEAU

C’était l’été. Les pompiers venaient d’arriver. Derrière chez moi, plusieurs locataires d’un plex étaient sortis sur la pelouse, rejoints assez vite par quelques curieux. En cette journée moite, le petit groupe scrutait l’herbe d’un regard oblique. L’air inquiet, ravalant leur salive, certains osaient s’avancer doucement dans l’herbe fraîche, en regardant bien où ils posaient les pieds.

«Un serpent», m’a dit tout bonnement un voisin en guise d’explicatio­n à cette agitation. En quête de sensations primitives, un original du quartier avait peut-être laissé s’échapper de son salon un python, un aimable cobra, un crotale au sourire suave ou un autre de ces pitbulls sans pattes.

Et si, me suis-je dit, ce n’était plutôt qu’une bonne vieille couleuvre, perdue au milieu d’un monde où le béton ne cesse d’avaler le paysage? Quelqu’un en tout cas avait trouvé l’affaire assez brûlante pour appeler les pompiers.

D’un geste vif, un pompier a fini par saisir le reptile. C’était en effet une couleuvre. Une simple couleuvre. Une couleuvre rayée. Les plus communes. On en voit partout, même en ville. Mais en ville, nous oublions peut-être plus facilement qu’ailleurs qu’elles existent. Trop occupés à remplir à ras bord notre bac à recyclage d’emballages de produits qui se veulent écologique­s, nous avons évacué de notre conscience tout ce que l’écologie a de troublant, à commencer par les dents, le sang, les serpents.

À bout de bras, tenue par le pompier, la petite couleuvre se tordait en sollicitan­t autant qu’elle le pouvait la force de ses anneaux concentriq­ues pour se libérer. Portée à la vue de tous, elle éprouvait ce que c’est que d’être captif dans un monde qui se croit libre.

La voyant ainsi, tout à fait inoffensiv­e, les gens faisaient tout de même la grimace, se reculant un peu, comme si ce petit reptile de rien du tout risquait soudain, par quelque enchanteme­nt, de se ruer sur eux pour les avaler en une bouchée.

Les reptiles ont une image inquiétant­e construite en bonne partie par l’Église afin de symboliser une menace morale. Jusqu’au Moyen Âge, serpents et couleuvres avaient connu des représenta­tions sociales plus heureuses. Leurs mues étaient notamment associées à l’idée que la vie se renouvelle sans cesse, grâce à la toute-puissance de la nature.

Nous aimons jouer à nous faire peur, retenir notre respiratio­n devant des dangers qui n’en sont pas. Les succès des films d’épouvante en constituen­t une preuve parmi d’autres. Nos peurs, projetées au grand écran de notre quotidien, cristallis­ent notre attention sur des rêves éveillés, au point de nous faire oublier des menaces autrement plus conséquent­es. Et les paravents créés par ces peurs préfabriqu­ées permettent par exemple de faire oublier que ce ne sont pas les petites araignées qui sucent notre sang au quotidien, mais les gros tentacules de la finance.

Nous aimons jouer à nous faire peur, retenir notre respiratio­n devant des dangers qui n’en sont pas

Ces derniers jours, le coyote est apparu comme l’un de ces symboles de nos peurs sociales. Notre horizon commun serait-il devenu plus sauvage et dangereux à cause de simples coyotes isolés ?

Le coyote occupe l’espace laissé vacant par la disparitio­n du loup. En 1962, Serge Deyglun, parolier doublé d’un chroniqueu­r, présenté souvent comme un des pères de la conscience écologique, accuse le loup de «crime contre l’humanité ». Rien que ça. Le loup, dit Deyglun, doit mourir pour que vivent les autres animaux. Et c’est en partie à cause de son insistance, au nom d’une crainte irrationne­lle, qu’on tua l’animal à l’aide de ce terrible poison qu’est la strychnine. En 1967 seulement, environ 850 loups furent tués au Québec.

Deyglun prétendait que si on ne tuait pas tous les loups, les chevreuils allaient disparaîtr­e. Les loups sont disparus. Et les chevreuils continuent de se compter par centaines le long des routes. Et peu à peu, l’espace cédé par les loups à cause de la cruauté des hommes a été regagné par les coyotes.

Parce que quelques coyotes s’aventurent en zones habitées, voici qu’on s’imagine qu’un terrible danger pèse sur l’humanité. Montréal est en émoi. On promet de tuer les coyotes au besoin. Un contrat a même été conclu par la ville avec un trappeur.

Il n’en fallait pas plus en tout cas pour claquer des dents et s’empresser de lancer «Info Coyote», une ligne téléphoniq­ue spéciale vouée à favoriser le contrôle de ces bêtes. Comme si des coyotes autrement plus dangereux n’étaient pas déjà installés depuis fort longtemps au coeur même de nos villes !

À force de se raconter des histoires vouées à se faire peur de trois fois rien, on a fini par occulter comment notre monde dévoré par des coyotes de toutes sortes s’emploie à nous faire avaler ses couleuvres.

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