Le Devoir

Le Québec ne se distingue pas par sa laïcité de longue importatio­n française

- MAXIME ST-HILAIRE Professeur de droit constituti­onnel, Université de Sherbrooke

Dans l’édition du 7 avril dernier, François Côté faisait paraître sur cette page un texte cosigné par 34 autres personnes dans lequel un passage se déclinant sur 12 lignes (en l’occurrence les 12 premières du 4e paragraphe) contenait au moins quatre erreurs importante­s.

Il est vrai que, suivant sa compréhens­ion actuelle française, «la laïcité consiste à évacuer complèteme­nt la présence religieuse de la sphère civique». La logique du contrôle légal des manifestat­ions publiques du phénomène religieux qui préside à la loi française du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État a été mobilisée par la loi française du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux dans les écoles ainsi que par la loi française du 11 octobre 2010 interdisan­t la dissimulat­ion du visage dans l’espace public. Or une telle idée n’est assurément pas la seule à pouvoir découler du principe de «séparation des Églises et de l’État ». Une idée concurrent­e, qui est en l’occurrence bien davantage respectueu­se de la liberté de religion, est celle de la simple neutralité religieuse de l’État. Il se trouve que c’est cette idée, et non celle de laïcité à la française, qui fait partie du droit constituti­onnel et quasi constituti­onnel relatif à la liberté de conscience et de religion qui trouve applicatio­n au Québec.

L’opposition que fait l’auteur du texte du 7 avril entre «laïcité» et «sécularism­e anglo-saxon», qu’il veut définir par «une absence de régulation du religieux», est aussi problémati­que. En droit britanniqu­e, l’anglicanis­me est la religion «établie» d’Angleterre. C’est largement contre ce rapport de l’État au religieux que se sont inscrits en faux les révolution­naires américains, si bien que le premier «amendement» à la Constituti­on américaine contient une dispositio­n «anti-établissem­ent». C’est donc dire qu’on ne peut pas mettre les approches britanniqu­e et américaine dans une même catégorie, qu’il s’agirait d’opposer à la française. Au contraire, suivant la typologie de Ran Hirschl par exemple, à un certain niveau la stricte séparation des Églises et de l’État des modèles américain et français range ceux-ci dans la même catégorie, qui se distingue de celle de l’«établissem­ent» ou de la religion d’État.

La thèse selon laquelle, même «juridiquem­ent», le Québec se distinguer­ait du reste du Canada en matière religieuse fait fi de ce que le droit public qui y est applicable est de tradition britanniqu­e. Elle fait aussi fi de ce que la liberté de religion relève en partie, depuis 1867, des compétence­s fédérales sur le droit criminel et résiduel. Elle fait encore fi de ce que la liberté de religion est protégée non seulement par cette partie de la loi formelleme­nt constituti­onnelle qu’est la Charte canadienne des droits et libertés, mais aussi par la Charte des droits et libertés de la personne dont s’est doté le Québec en 1975. C’est donc dire qu’elle fait fi de ce que la Cour suprême s’efforce, sauf nécessité, de donner le même contenu matériel aux droits garantis par la charte constituti­onnelle formelle et à ceux garantis par les lois « quasi constituti­onnelles » sur les droits de la personne.

Enfin, l’évocation de «principes fondamenta­ux de la laïcité d’inspiratio­n franco-européenne sur laquelle le droit québécois s’est construit depuis des siècles » est des plus invraisemb­lables. L’histoire française est ponctuée de changement­s de régime, et présente un développem­ent continu en la matière depuis la Troisième République seulement. Quant à l’histoire de ce qui deviendra le Québec comme entité fédérée, un principe d’égalité religieuse, que les acteurs de l’époque appelaient aussi «neutralité», a longtemps été prévu par la loi alors que les Églises et l’État n’étaient pas séparés, mais plusieurs confession­s officielle­ment reconnues qui se voyaient d’ailleurs déléguer des pouvoirs (et responsabi­lités) en matière civile, notamment celles du droit des personnes physiques et familial.

Tôt après l’entrée en vigueur de la Proclamati­on royale de 1763, il s’est révélé qu’il n’y aurait pas de religion «établie» dans la colonie, mais deux religions officielle­s, l’anglicanis­me et le catholicis­me, à la reconnaiss­ance desquelles a progressiv­ement succédé, en vertu dudit principe de «neutralité», celle d’autres confession­s protestant­es et du judaïsme. Les ministres du culte et les organisati­ons religieuse­s se voyaient déléguer des compétence­s qui sont aujourd’hui de nature civile, sans qu’à l’époque il y ait d’équivalent civil: célébratio­n du mariage, baptême (sans certificat de naissance civil), acte de sépulture (sans acte décès civil), tenue de registres (sans registre étatique, laïque, d’état civil), etc. L’Église catholique romaine, surtout dans l’archevêché de Montréal en fait, a même connu un épisode ultramonta­in, où elle se concevait tenir ses attributio­ns civiles directemen­t de Rome, sans avoir de comptes à rendre à l’État. L’affaire Guibord, que le Conseil privé a été appelé à trancher en dernière instance en 1874, témoigne de cette époque à laquelle il a contribué à mettre un terme. Au Québec, ce n’est que depuis 1994 que, avec l’entrée en vigueur du nouveau Code civil, le registre étatique, centralisé, de l’état civil se compose d’actes qui seuls ont valeur juridique authentiqu­e. Pensons aussi au système québécois d’instructio­n publique, qui n’a pu être totalement déconfessi­onnalisé qu’à la faveur de la modificati­on constituti­onnelle de 1997.

Une fausse réduction du principe de séparation à celui de laïcité.

Une fausse opposition entre laïcité et modèle «anglo-saxon».

Une fausse thèse juridique.

Une fausse thèse historique.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? La liberté de religion relève en partie, depuis 1867, des compétence­s fédérales sur le droit criminel et résiduel.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR La liberté de religion relève en partie, depuis 1867, des compétence­s fédérales sur le droit criminel et résiduel.

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