Le Devoir

Pas de libre-échange de l’alcool au Canada

Québec pousse un soupir de soulagemen­t de voir le monopole de la SAQ protégé

- MARIE VASTEL Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa Avec Marco Bélair-Cirino

Eh non, vous ne pourrez toujours pas faire vos emplettes de bière dans une autre province. La Cour suprême maintient que les gouverneme­nts provinciau­x ont le droit de restreindr­e le commerce de l’alcool entre les provinces. Malgré tout, Justin Trudeau espère encore parvenir à s’entendre avec ses homologues pour permettre aux Canadiens de s’approvisio­nner librement en vin et en bière.

La décision du plus haut tribunal du pays était fort attendue jeudi, car un verdict contraire aurait ouvert complèteme­nt la vente d’alcool au Canada et ainsi permis son libre-échange au pays.

Mais l’homme à l’origine de cette cause a perdu son pari. Le Néo-Brunswicko­is Gérard Comeau avait été arrêté par la GRC en 2012 en revenant du Québec, où il avait acheté 344 bouteilles de bière et 3 bouteilles de spiritueux. Il contestait depuis l’amende de 240$ qu’il a reçue. Le Nouveau-Brunswick impose — comme plusieurs provinces — une limite à la

quantité d’alcool que ses résidents peuvent importer d’une autre province.

M. Comeau plaidait qu’une telle loi provincial­e contrevien­t à l’article 121 de la Constituti­on, qui prévoit que tous les biens canadiens devraient pouvoir circuler librement partout au Canada.

« L’article 121 n’impose pas le libre-échange absolu dans l’ensemble du Canada », tranche cependant la Cour suprême dans son jugement unanime.

La Cour estime, comme M.Comeau, que cette dispositio­n interdit aux gouverneme­nts d’instaurer des mesures qui interdirai­ent carrément la circulatio­n de biens entre provinces.

« Mais qu’elle n’interdit pas aux gouverneme­nts d’adopter des mesures législativ­es et des régimes de réglementa­tion visant d’autres objectifs et qui ont des effets accessoire­s sur la circulatio­n des biens d’une province à une autre. »

En d’autres mots, le transport d’alcool interprovi­ncial peut être encadré si cela s’inscrit dans un cadre plus large de compétence de la province visant par exemple à protéger la santé de ses citoyens ou à restreindr­e l’achat d’alcool sur le marché noir.

Trudeau garde espoir

Le premier ministre a indiqué que son gouverneme­nt étudierait les conséquenc­es de la décision de la Cour suprême, mais qu’il espérait toujours s’entendre avec les provinces pour bel et bien convenir d’un libre-échange de l’alcool au pays.

«Nous savons qu’il reste des éléments dont il va falloir parler avec les provinces, et nous allons continuer ces négociatio­ns pour permettre plus de libre-échange pour les Canadiens», a commenté Justin Trudeau à Londres.

Ottawa avait exclu l’alcool de son accord de libre-échange canadien conclu avec les provinces l’été dernier. Un groupe de travail fédéral-provincial se penche depuis sur la question et doit rendre son rapport en juillet.

Intérêts divergents

Gérard Comeau a quant à lui dit à La Presse canadienne qu’il trouvait le jugement « un peu découragea­nt», même s’il n’en était «pas vraiment» étonné.

Parmi les nombreux intervenan­ts qui se sont mêlés de sa cause, le Québec avait notamment réclamé que la Cour suprême casse le jugement de première instance qui avait donné raison à M. Comeau, car cette décision aurait pu remettre en question plusieurs monopoles d’État, comme celui de la Société des alcools du Québec.

Le gouverneme­nt québécois a donc poussé un soupir de soulagemen­t en voyant que la SAQ resterait indemne. La ministre de l’Économie, Dominique Anglade, a toutefois noté que le Québec souhaitait « plus de fluidité entre les différente­s provinces».

Dans le camp adverse, l’Associatio­n des vignerons du Canada s’est dite «extrêmemen­t déçue», elle qui milite depuis plus de dix ans pour permettre à ses membres d’expédier leur vin directemen­t aux consommate­urs d’autres régions du Canada.

Leur président, Dan Paszkowski, a dit avoir bon espoir de voir le groupe de travail d’Ottawa s’entendre pour assouplir les barrières commercial­es.

Des militants pour le cannabis espéraient eux aussi que la Cour suprême donne raison à Gérard Comeau, ce qui aurait pu ouvrir à son tour le commerce du cannabis à une vente interprovi­nciale.

Jodi Emery, copropriét­aire de Cannabis Culture qui est intervenu dans la cause, a déploré « un jugement très triste et regrettabl­e ».

Gestion de l’offre et autres protégés

La Cour suprême a d’ailleurs reconnu que sa décision aurait pu avoir «de vastes répercussi­ons» dans divers domaines si elle avait tranché que l’article 121 de la Constituti­on assure au contraire une garantie constituti­onnelle de libre-échange.

«Les systèmes de gestion de l’approvisio­nnement agricole, les interdicti­ons fondées sur la santé publique, les contrôles environnem­entaux et d’innombrabl­es mesures réglementa­ires similaires qui entravent accessoire­ment la circulatio­n des biens d’une province à une autre pourraient être invalides. »

La décision ne s’applique toutefois pas au controvers­é projet d’oléoduc Trans Mountain de Kinder Morgan qui oppose l’Alberta, qui veut agrandir l’oléoduc, et la Colombie-Britanniqu­e, qui refuse de voir davantage de pétrole albertain aboutir sur son territoire, car « aucune loi fédérale n’est toutefois réellement en cause dans le présent appel», note le jugement de l’affaire Comeau.

Le processus d’approbatio­n du pipeline de Kinder Morgan s’est fait en vertu de la loi fédérale.

Le jugement unanime rendu jeudi par la Cour suprême portait sur le pouvoir des provinces d’encadrer le commerce interprovi­ncial d’alcool. Son analyse devrait toutefois faire réfléchir les protagonis­tes de la dispute autour du pipeline Trans Mountain, y compris le gouverneme­nt fédéral.

Selon la Cour, l’article 121 de la Constituti­on interdit à une province de faire obstacle au commerce interprovi­ncial, mais cette règle n’est pas absolue. Si une loi cherche avant tout à entraver les échanges, elle est anticonsti­tutionnell­e. Si elle vise des objectifs de politique générale et que son impact sur le commerce est incident, elle est valide.

Tout un avertissem­ent pour l’Alberta et la Saskatchew­an, qui veulent légiférer pour limiter l’approvisio­nnement en pétrole et en gaz de la Colombie-Britanniqu­e et, du coup, y provoquer une hausse du prix de l’essence. Bref, la faire payer.

Le gouverneme­nt fédéral, lui, se dispute avec la Colombie-Britanniqu­e au sujet des pouvoirs que cette dernière peut exercer sur le projet de pipeline. Le jugement ne se prononce pas sur cette question ni sur les pouvoirs fédéraux inscrits à l’article 92 de la Constituti­on, mais la Cour offre d’intéressan­tes pistes de réflexion.

Personne ne conteste la compétence fédérale en matière de pipelines interprovi­nciaux, mais pour des raisons environnem­entales, la Colombie-Britanniqu­e veut limiter la quantité de bitume qui transitera dans le futur pipeline et prévoit, d’ici la fin d’avril, de demander l’avis des tribunaux sur ses pouvoirs à cet effet.

Le gouverneme­nt fédéral rejette les prétention­s de Victoria et juge inutile de demander l’avis de la Cour suprême, comme le suggère le NPD fédéral. Il envisage plutôt de présenter un projet de loi réaffirman­t son pouvoir d’assurer la réalisatio­n des pipelines. Mais comment? En déclarant la préséance de ses lois sur celles des provinces dans ce domaine? En s’engageant à désavouer ces dernières quand elles font obstacle? L’une ou l’autre solution serait une attaque frontale contre le fédéralism­e coopératif. Ira-t-il si loin?

Il devrait prendre note du jugement avant de s’exécuter. Voici pourquoi. La Cour n’y parle que de commerce interprovi­ncial, mais elle insiste tout au long sur le principe du fédéralism­e et du juste équilibre à assurer entre les pouvoirs fédéraux et provinciau­x.

Se référant au Renvoi relatif à la sécession du Québec, elle écrit: «Une interpréta­tion large des pouvoirs fédéraux s’accompagne habituelle­ment d’appels à la reconnaiss­ance de pouvoirs provinciau­x plus larges, et vice versa; ces pouvoirs sont en symbiose.»

Elle ajoute: «Une facette clé de [la] diversité régionale est précisémen­t que la fédération canadienne confère à chaque province le pouvoir de réglemente­r l’économie à l’image des préoccupat­ions locales. Le principe du fédéralism­e étaye l’opinion selon laquelle les provinces d’un État fédéral devraient avoir la marge de manoeuvre leur permettant de gérer le passage des biens tout en adoptant des lois qui tiennent compte de conditions ou de priorités particuliè­res sur leur territoire.» Plusieurs autres passages vont dans le même sens. Le gouverneme­nt devrait en prendre note et saisir la perche tendue par le NPD fédéral plutôt que de courir le risque, avec son futur projet de loi, de transforme­r ce qui est encore une dispute politique inquiétant­e en vraie crise constituti­onnelle.

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