Le Devoir

Des excuses aux amis froissés

À Ottawa, des députés outragés ont affronté des dirigeants du réseau social

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le réseau mondial des amis s’est un peu retrouvé en terre ennemie jeudi, alors que des dirigeants de Facebook témoignaie­nt à Ottawa devant un comité de députés sur la protection des données personnell­es.

Les élus canadiens ont été beaucoup plus incisifs dans leurs questions que leurs collègues du Sénat et de la Chambre des représenta­nts des États-Unis, qui recevaient la semaine dernière avec beaucoup de déférence le présidentf­ondateur de Facebook. Certains membres du Congrès ont ménagé Mark Zuckerberg en se contentant de lui poser des questions de béotiens, feintes ou pas, sur le fonctionne­ment de sa plateforme.

Le député néodémocra­te Charlie Angus a été le plus critique. Il a reproché à Kevin Chan, directeur de la politique publique de Facebook Canada, d’avoir eu des accès privilégié­s à plusieurs ministres du cabinet fédéral, dont celui des Finances, sans toutefois s’enregistre­r comme lobbyiste.

M. Chan a répliqué qu’il respectait la loi ne l’obligeant pas à s’enregistre­r comme tel quand moins de 20% de ses activités concernent le lobbying. Il a ajouté qu’il avait rencontré M. Morneau qui voulait diffuser son discours du budget sur la plateforme Facebook Live.

« Si une ampoule brûle chez moi, je n’appelle pas le président de General Electric pour la remplacer», a lancé avec ironie le député, peu convaincu par cette justificat­ion du rendez-vous au sommet. M. Chan a déjà été le directeur des politiques de l’ex-chef libéral Michael Ignatieff. Il a fui les journalist­es après sa comparutio­n.

Le facebookie­n a profité de sa déclaratio­n d’ouverture devant le Comité permanent de l’accès à l’informatio­n, de la protection des renseignem­ents personnels et de l’éthique du Canada pour répéter les excuses de Mark Zuckerberg pour ne pas avoir suffisamme­nt protégé les données de ses utilisateu­rs. Les données d’environ 87 millions de comptes au total ont été recueillie­s. Elles ont servi à chercher à influencer les intentions de vote, notamment pendant la dernière campagne présidenti­elle américaine.

«Nous savons que nous pouvons et devons faire mieux, a dit Kevin Chan. Nous travaillon­s d’arrache-pied pour lutter contre les abus passés, prévenir les abus futurs et donner aux gens plus de contrôle et de choix sur la façon dont leurs informatio­ns sont utilisées. »

Des cas à la pelle

Un autre dirigeant de Facebook a révélé au comité parlementa­ire que 272 Canadiens ont installé l’applicatio­n qui a permis à la firme britanniqu­e Cambridge Analytica de finalement extraire des données de 621 889 autres comptes de citoyens du pays. Cette manne représente 0,7% des personnes touchées par le scandale du piratage des données à l’échelle mondiale.

«Nous prenons chaque cas très au sérieux, et c’est pourquoi nous informons les personnes dont les données ont pu être divulguées», a dit aux députés Rob Sherman, directeur adjoint de la protection des renseignem­ents personnels de Facebook. Il témoignait par vidéoconfé­rence depuis la Californie.

Ironie du sort, un membre du secrétaria­t à la rédaction du Devoir, Jean-Philippe Proulx, a reçu l’avertissem­ent il y a une semaine. Le texte explique que lui-même ne s’était pas connecté à l’applicatio­n fautive avant qu’elle soit retirée en 2015, mais qu’un de ses amis s’y étant branché, plusieurs de ses informatio­ns personnell­es ont probableme­nt été partagées, dont son profil public, ses mentions J’aime et sa localisati­on.

«Je ne suis pas choqué personnell­ement, mais je le suis pour la collectivi­té», dit le collègue de 31 ans en référence aux usages pernicieux des données, par exemple pour la diffusion de désinforma­tions.

Le mégaréseau social affirme que 23 millions de Canadiens et deux milliards de Terriens utilisent ses services sur une base mensuelle. La firme de relations publiques embauchée par Facebook Canada n’a pas été en mesure de préciser au Devoir combien de comptes d’utilisateu­rs du Québec ou de différente­s provinces ont été touchés par le détourneme­nt en masse des données privées. «Nous n’avons malheureus­ement pas de chiffres à transmettr­e à cet effet», dit la réponse par courriel.

Le labo de Montréal

Plusieurs députés ont reproché à Facebook d’avoir tardé à réagir aux détourneme­nts de données. Le conservate­ur Peter Kent a confié que, pendant une récente visite des élus canadiens auprès de représenta­nts de Facebook à Washington, des menaces auraient été formulées concernant d’éventuelle­s réglementa­tions canadienne­s pour protéger davantage les données privées des Canadiens en ligne, avec la possibilit­é d’imposer des pénalités plus strictes aux contrevena­nts.

«Pendant notre visite, on nous a dit que toute nouvelle réglementa­tion pourrait nuire aux investisse­ments de Facebook au Canada, comme le projet d’intelligen­ce artificiel­le à Montréal, a dit M. Kent. Je me demande, après les révélation­s de Cambridge Analytica et le témoignage de M. Zuckerberg au Congrès américain, si cet avertissem­ent envers le Canada tient toujours. »

Kevin Chan s’est fait rassurant. «Je tiens à vous dire une chose très clairement. Nous ne fondons pas nos décisions d’investisse­ment sur l’environnem­ent réglementa­ire dans les pays où nous investisso­ns. »

La compagnie a investi 7 millions en septembre 2017 pour créer le Facebook Artificial Intelligen­ce Research (FAIR) à Montréal. Deux université­s partenaire­s (UdeM et McGill) y sont associées. Une trentaine de scientifiq­ues devraient y oeuvrer d’ici la fin de l’année.

La haine

M. Kent a aussi reproché à Facebook de traquer et de fermer des comptes de défenseurs des droits de la personne et de la liberté d’expression dans certains pays à la demande de leurs gouverneme­nts répressifs. Cette fois, M. Chan a éludé le problème dans sa réponse.

Le député Charlie Angus a été encore plus sévère. Il a rappelé que Facebook a permis l’an dernier à des groupes présumés d’origine russe de diffuser des mensonges sur les soldats canadiens de l’OTAN en exercice en Lettonie.

Après avoir expliqué qu’il utilise beaucoup la plateforme (« ma femme me dit que je suis marié à Facebook»), il a dit que la plateforme a aussi ser vi à organiser les discours haineux qui ont conduit aux répression­s génocidair­es des Rohingyas au Myanmar. Il a cité un article du Guardian dans lequel un analyste de l’Institute for War and Peace Reporting affirmait: «Je ne comprends pas comment Zuckerberg et ses semblables peuvent dormir la nuit. »

M. Chan a évité de commenter ce cas précis. «Nous comprenons nos responsabi­lités», a-t-il dit en expliquant que la compagnie a doublé son nombre d’employés travaillan­t à la validation des comptes et de leurs contenus. Ce départemen­t emploierai­t maintenant 20 000 personnes.

«Je ne dis pas que nous sommes parfaits, a ajouté le directeur de la politique publique. Mais nous sommes sur la bonne voie. C’est un parcours que nous avons entrepris il y a plus d’un an. Nous allons faire ce qu’il faut au Canada et ailleurs dans le monde. »

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LUIS ACOSTA AGENCE FRANCE-PRESSE
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CAPTURE D’ÉCRAN Kevin Chan, directeur de la politique publique chez Facebook Canada, s’est défendu de devoir s’inscrire au registre des lobbyistes.

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