Des excuses aux amis froissés
À Ottawa, des députés outragés ont affronté des dirigeants du réseau social
Le réseau mondial des amis s’est un peu retrouvé en terre ennemie jeudi, alors que des dirigeants de Facebook témoignaient à Ottawa devant un comité de députés sur la protection des données personnelles.
Les élus canadiens ont été beaucoup plus incisifs dans leurs questions que leurs collègues du Sénat et de la Chambre des représentants des États-Unis, qui recevaient la semaine dernière avec beaucoup de déférence le présidentfondateur de Facebook. Certains membres du Congrès ont ménagé Mark Zuckerberg en se contentant de lui poser des questions de béotiens, feintes ou pas, sur le fonctionnement de sa plateforme.
Le député néodémocrate Charlie Angus a été le plus critique. Il a reproché à Kevin Chan, directeur de la politique publique de Facebook Canada, d’avoir eu des accès privilégiés à plusieurs ministres du cabinet fédéral, dont celui des Finances, sans toutefois s’enregistrer comme lobbyiste.
M. Chan a répliqué qu’il respectait la loi ne l’obligeant pas à s’enregistrer comme tel quand moins de 20% de ses activités concernent le lobbying. Il a ajouté qu’il avait rencontré M. Morneau qui voulait diffuser son discours du budget sur la plateforme Facebook Live.
« Si une ampoule brûle chez moi, je n’appelle pas le président de General Electric pour la remplacer», a lancé avec ironie le député, peu convaincu par cette justification du rendez-vous au sommet. M. Chan a déjà été le directeur des politiques de l’ex-chef libéral Michael Ignatieff. Il a fui les journalistes après sa comparution.
Le facebookien a profité de sa déclaration d’ouverture devant le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique du Canada pour répéter les excuses de Mark Zuckerberg pour ne pas avoir suffisamment protégé les données de ses utilisateurs. Les données d’environ 87 millions de comptes au total ont été recueillies. Elles ont servi à chercher à influencer les intentions de vote, notamment pendant la dernière campagne présidentielle américaine.
«Nous savons que nous pouvons et devons faire mieux, a dit Kevin Chan. Nous travaillons d’arrache-pied pour lutter contre les abus passés, prévenir les abus futurs et donner aux gens plus de contrôle et de choix sur la façon dont leurs informations sont utilisées. »
Des cas à la pelle
Un autre dirigeant de Facebook a révélé au comité parlementaire que 272 Canadiens ont installé l’application qui a permis à la firme britannique Cambridge Analytica de finalement extraire des données de 621 889 autres comptes de citoyens du pays. Cette manne représente 0,7% des personnes touchées par le scandale du piratage des données à l’échelle mondiale.
«Nous prenons chaque cas très au sérieux, et c’est pourquoi nous informons les personnes dont les données ont pu être divulguées», a dit aux députés Rob Sherman, directeur adjoint de la protection des renseignements personnels de Facebook. Il témoignait par vidéoconférence depuis la Californie.
Ironie du sort, un membre du secrétariat à la rédaction du Devoir, Jean-Philippe Proulx, a reçu l’avertissement il y a une semaine. Le texte explique que lui-même ne s’était pas connecté à l’application fautive avant qu’elle soit retirée en 2015, mais qu’un de ses amis s’y étant branché, plusieurs de ses informations personnelles ont probablement été partagées, dont son profil public, ses mentions J’aime et sa localisation.
«Je ne suis pas choqué personnellement, mais je le suis pour la collectivité», dit le collègue de 31 ans en référence aux usages pernicieux des données, par exemple pour la diffusion de désinformations.
Le mégaréseau social affirme que 23 millions de Canadiens et deux milliards de Terriens utilisent ses services sur une base mensuelle. La firme de relations publiques embauchée par Facebook Canada n’a pas été en mesure de préciser au Devoir combien de comptes d’utilisateurs du Québec ou de différentes provinces ont été touchés par le détournement en masse des données privées. «Nous n’avons malheureusement pas de chiffres à transmettre à cet effet», dit la réponse par courriel.
Le labo de Montréal
Plusieurs députés ont reproché à Facebook d’avoir tardé à réagir aux détournements de données. Le conservateur Peter Kent a confié que, pendant une récente visite des élus canadiens auprès de représentants de Facebook à Washington, des menaces auraient été formulées concernant d’éventuelles réglementations canadiennes pour protéger davantage les données privées des Canadiens en ligne, avec la possibilité d’imposer des pénalités plus strictes aux contrevenants.
«Pendant notre visite, on nous a dit que toute nouvelle réglementation pourrait nuire aux investissements de Facebook au Canada, comme le projet d’intelligence artificielle à Montréal, a dit M. Kent. Je me demande, après les révélations de Cambridge Analytica et le témoignage de M. Zuckerberg au Congrès américain, si cet avertissement envers le Canada tient toujours. »
Kevin Chan s’est fait rassurant. «Je tiens à vous dire une chose très clairement. Nous ne fondons pas nos décisions d’investissement sur l’environnement réglementaire dans les pays où nous investissons. »
La compagnie a investi 7 millions en septembre 2017 pour créer le Facebook Artificial Intelligence Research (FAIR) à Montréal. Deux universités partenaires (UdeM et McGill) y sont associées. Une trentaine de scientifiques devraient y oeuvrer d’ici la fin de l’année.
La haine
M. Kent a aussi reproché à Facebook de traquer et de fermer des comptes de défenseurs des droits de la personne et de la liberté d’expression dans certains pays à la demande de leurs gouvernements répressifs. Cette fois, M. Chan a éludé le problème dans sa réponse.
Le député Charlie Angus a été encore plus sévère. Il a rappelé que Facebook a permis l’an dernier à des groupes présumés d’origine russe de diffuser des mensonges sur les soldats canadiens de l’OTAN en exercice en Lettonie.
Après avoir expliqué qu’il utilise beaucoup la plateforme (« ma femme me dit que je suis marié à Facebook»), il a dit que la plateforme a aussi ser vi à organiser les discours haineux qui ont conduit aux répressions génocidaires des Rohingyas au Myanmar. Il a cité un article du Guardian dans lequel un analyste de l’Institute for War and Peace Reporting affirmait: «Je ne comprends pas comment Zuckerberg et ses semblables peuvent dormir la nuit. »
M. Chan a évité de commenter ce cas précis. «Nous comprenons nos responsabilités», a-t-il dit en expliquant que la compagnie a doublé son nombre d’employés travaillant à la validation des comptes et de leurs contenus. Ce département emploierait maintenant 20 000 personnes.
«Je ne dis pas que nous sommes parfaits, a ajouté le directeur de la politique publique. Mais nous sommes sur la bonne voie. C’est un parcours que nous avons entrepris il y a plus d’un an. Nous allons faire ce qu’il faut au Canada et ailleurs dans le monde. »