Le Devoir

Le tabou mental levé dans l’humour

Le tabou mental levé dans l’humour

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo

Même l’imperturba­ble Pascale Nadeau l’a échappé après le bulletin de météo du TJ cette semaine: «Il faut être fait fort!» Chaque mois d’avril, le 13 précisémen­t, je repense à mon père qui s’est enlevé la vie dans cette grisaille de trop. À l’époque, il y a 15 ans, on disait dépression, pas bipolarité. On ne parlait même pas de bipolarité, on mentionnai­t maniaco-dépression du bout des lèvres. Et on ne soupçonnai­t même pas l’importance du trouble affectif saisonnier sur l’humeur.

C’est en visionnant la télésérie Trop., mettant en vedette deux soeurs dont l’une est bipolaire, que j’ai fait la paix avec la maladie (on dit trouble de santé mentale). J’ai fait la paix avec l’idée, en tout cas, qu’il y a 8% de risques de l’être à 100%. Un chiffre de plus, à croire ou non. Toute ma routine de vie — on préfère dire «hygiène», mais on croirait une commandite d’Oral B — est construite autour de ce 8 %. Foufolle-fol ou dégenré de même.

Bien sûr, une comédie s’attarde surtout à l’aspect manie plutôt qu’au versant dépressif; c’est plus divertissa­nt, plus cocasse. N’empêche, la comédienne Virginie Fortin, qui incarne Anaïs, la bipolaire, nous rend la dérive de l’humeur attachante et crédible au possible, qu’elle soit en bobettes dans la rue ou vidant ses médicament­s dans la cuvette des toilettes et se croyant guérie. La complicité entre les deux soeurs fait habilement avaler la pilule.

Une artiste visuelle de mon entourage, Sarah (prénom fictif), a appris l’année dernière qu’elle «avait» la bipolarité: «Je ne “suis” pas une maladie. Je ne “suis” pas une cause. Mais Trop. est un début d’acceptatio­n du trouble mental. On aime Virginie Fortin pour sa témérité et son énergie. Ça fait du bon cinéma parce que ça permet une liberté par procuratio­n. »

Par contre, Sarah, mère célibatair­e de trois enfants en garde partagée, est bien consciente que l’entourage d’Anaïs est assez idéal et lui procure un soutien inespéré. «Moi, j’étais le clown triste pendant cinq ans; j’étais une morte vivante 80% du temps. C’est moins sexy à l’écran. » Essayer de s’enlever la vie aussi.

Sarah a déjà parlé de sa dépression en public, mais considère que le tabou est encore présent pour la bipolarité. «Ça lève doucement, mais la stigmatisa­tion est forte. J’ai mis trois dépression­s à sortir du déni. La folie, ça passe mieux dans le milieu de l’art, car j’étais tellement créative et survoltée que c’était sublimé. On a tellement d’idées, on veut changer le monde, on a accès au divin. Non! Nous sommes le divin ! »

Pour la cause

« Bell cause pour la cause » a fait bouger des choses depuis 2010, libérant une certaine parole. Paru la semaine dernière, un livre comme Mes tempêtes intérieure­s, de Vanessa Beaulieu, qui regroupe 25 personnali­tés connues dévoilant tantôt leurs dépression­s, tantôt leurs troubles anxieux, leur bipolarité (j’en ai compté quatre), leurs troubles alimentair­es, leur TOC, n’aurait pas vu le jour il y a dix ans. Les Varda Étienne — elle a publié en 2009 Maudite folle! sur sa bipolarité — ne couraient pas les rues.

Aujourd’hui, pour toutes sortes de troubles mentaux divers, Biz, Florence K, Jean-Marie Lapointe, P-A Méthot, Jean-Nicolas Verreault, Ingrid Falaise rendent un fier service à la société en sortant du placard de façon honnête et en affichant une vulnérabil­ité qui a nourri leur art, mais empoisonné une partie de leur vie, souvent dès l’adolescenc­e.

De plus, on comprend en les lisant qu’un trouble peut en cacher d’autres, qu’une bipolarité peut s’accompagne­r d’hypersensi­bilité, que le petit joint peut provoquer une psychose, qu’une dépression peut se doubler d’anxiété, que le mal de vivre rattrape une personne sur cinq au cours de son existence et que nul n’est à l’abri d’un court-circuit. J’ai été étonnée par la liberté de parole qui entourait cette mise à nu d’un de nos organes les plus secrets, le cerveau.

Marie-Andrée Labbé, l’auteure de Trop., ne semble pas si surprise. «C’est un tabou qui commence à cesser de l’être. Ma génération [les 35 ans], les enfants-rois narcissiqu­es, on veut être parfaits, on a besoin de le dire: “Moi, je suis TDAH ou bipolaire.” On a besoin de s’exprimer et on assume davantage malgré la peur d’être ostracisés. »

Inspirée par plusieurs personnes de son entourage, la jeune femme s’intéresse surtout aux gens différents, car ce sont eux qui la font avancer. Le personnage d’Anaïs lui permet de verbaliser haut et fort ce qu’elle pense. «Le public était bien plus scandalisé par la sexualité féminine que par la maladie mentale dans la série. »

Le chemin (trop) long

Certains psys au Royaume-Uni commencent à prescrire la peinture et le jardinage à leurs patients anxieux ou dépressifs. L’émission Découverte de dimanche dernier nous présentait deux cas, l’un d’anxiété doublée de choc posttrauma­tique et l’autre de dépression, guéris en une ou deux séances par la prise de LSD ou de MDMA (ecstasy) dans le cadre d’une recherche à Los Angeles.

J’ai écrit à une amie psychiatre pour lui proposer un road trip hallucinog­ène (je veux être cobaye !) et lui demander où l’on en était quant au tabou en santé mentale. «Dans un formulaire d’emploi, si tu es honnête et que tu écris un diagnostic, tu es discriminé. Si tu ne l’écris pas et que tu tombes malade, tu peux ne pas être assuré.

On a encore du chemin à faire socialemen­t», confie-t-elle. Et on aseptise les mots: «On ne dit pas dépression, on dit burn-out. On préfère TDAH à anxieux et insomniaqu­e plutôt que bipolaire. Tout sauf la référence psychiatri­que. Ça fait peur de perdre le contrôle. Il y a une glorificat­ion de tout ce qui est “neuro” en ce moment, alors que les maladies psychiatri­ques se passent dans le même cerveau. Le DSM-5 décrit le TDAH comme un désordre neuro-développem­ental, mais les patients sont vus en psychiatri­e, pas en neurologie. »

Tant que subsistera ce flou, ce besoin d’appeler un chat un «mammifère poilu doué d’une conscience qui ronronne», tant que nous empruntero­ns la voie de l’évitement, nous retarderon­s le processus de guérison et vivrons dans le déni.

Jusqu’à ce que le déni soit considéré comme un trouble mental lui aussi. Y’a une pilule pour ça ?

« Un grand psychiatre, Jean Oury, définit une folie très répandue chez les gens qui ne sont pas dans les asiles, ceux qu’il appelle les normopathe­s, en ces termes: fonction» des gens qui se prennent pour leur Marie Depussé «On ne nous donne qu’un seul petit grain rien» de folie, et si on le perd, on n’est plus Robin Williams

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 ?? TOU.TV ?? Isabelle (Évelyne Brochu), Anaïs (Valérie Fortin) et Myriam (Anne-Marie Cadieux) dans un épisode de la comédie Trop. La bipolarité dans l’hilarité.
TOU.TV Isabelle (Évelyne Brochu), Anaïs (Valérie Fortin) et Myriam (Anne-Marie Cadieux) dans un épisode de la comédie Trop. La bipolarité dans l’hilarité.
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