Le Devoir

L’homme de la réconcilia­tion

Le festival Metropolis bleu rend hommage à l’intellectu­el engagé

- LISA-MARIE GERVAI

Il est un peu un Socrate des temps modernes. C’est le genre de philosophe qui préfère de loin les conversati­ons de la rue à la tour d’ivoire, aimant poser les questions plutôt que se les faire poser. Mais ces jours-ci, Charles Taylor n’aura pas le choix de se prêter au jeu de l’entrevue, Metropolis bleu lui décernant son Grand Prix du festival, pour l’ensemble de sa carrière d’essayiste. «Je suis assez engagé dans la cité», dé- clare l’homme de 86 ans, avec l’humilité qu’on lui connaît. «Il y a des intellectu­els qui se tiennent à l’écart, mais ce n’est pas mon cas.»

Dès l’enfance, le philosophe, né d’un père anglophone et d’une mère francophon­e, se sentait investi de la mission de réconcilie­r les deux solitudes. « C’est l’histoire de toute ma vie. Quand j’étais petit, j’entendais des gens entièremen­t anglophone­s parler des francophon­es et vice versa, mais ils étaient complèteme­nt à côté de la track. Ils interpréta­ient de travers ce que disait l’autre, sans réellement se comprendre. Alors j’ai commencé ce travail ingrat d’expliquer les visions des uns et des autres », se rappelle cet ex-étudiant d’Oxford et professeur émérite de l’Université McGill. «Aujourd’hui, on se déchire beaucoup moins. » Assez rapidement, son engagement social l’a mené jusqu’en politique alors que dans les années 1960 il s’est présenté à quatre reprises aux élections fédérales pour le Nouveau Parti démocratiq­ue, dont une fois, en 1965, contre le futur premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Une époque riche, où Charles Taylor dit avoir appris «l’essentiel», surtout lors des séances de porte-à-porte, mais qui heureuseme­nt, croit-il, n’a rien donné de concret.

«Ça m’aurait peut-être ruiné, plaisante-t-il. Non pas au point de vue financier, mais je ne sais pas si j’aurais été heureux, finalement. J’ai énormément

«Le rôle des intellectu­els n’est plus ce qu’il était»

Charles Taylor

aimé pouvoir écrire mes livres, faire mon travail.»

Intellectu­els en perte de parole

Un travail que de plus en plus d’intellectu­els comme lui ont du mal à faire à l’ère du tout à l’opinion et de l’instantané­ité. Le philosophe essayiste, célèbre pour son ouvrage Les sources du moi et d’autres traduits en une vingtaine de langues, s’en inquiète. «Malheureus­ement, le rôle des intellectu­els n’est plus ce qu’il était.» Une perte de terrain qu’il explique par la fragmentat­ion des auditoires, l’enfermemen­t de certains publics qui ne s’abreuvent qu’à une seule source médiatique et où la voix des grands penseurs ne perce plus la cacophonie de l’opinion.

Aujourd’hui, remarque-t-il, c’est CNN ou Fox. TVA ou Radio-Canada. Sans parler des réseaux sociaux préférés aux médias traditionn­els. «Les gens croient une informatio­n qui leur vient de leur cercle d’amis, souvent complèteme­nt fausse, et il n’y a pas moyen d’apporter une autre vision», dit ce spécialist­e de Hegel en déplorant que cela laisse libre cours à l’«islamophob­ie stupide» et aux pires théories du complot. « C’est tout un problème. »

N’empêche, Charles Taylor reconnaît que la situation est meilleure au Québec, où, à tout le moins, on écoute encore la parole des intellectu­els. «Je le vois à l’importance que les politicien­s accordent à notre rapport de la Commission. C’est plutôt rare», souligne-t-il. «Mes collègues dans les grandes université­s américaine­s sont stupéfaits que je sois plutôt engagé en politique. Ça ne se fait jamais, là-bas. Oui, de temps en temps ils écrivent un texte d’opinion dans le New York Times, mais penser qu’ils pourraient avoir une prise plus importante sur le débat public ne leur vient même pas à l’esprit. Ils sont résignés à être des exilés de leur propre processus politique. »

Craintes identitair­es

Ce grand humaniste chérit d’autant plus sa position d’observateu­r privilégié, qui lui a permis de faire la tournée des régions du Québec il y a onze ans comme coprésiden­t, avec Gérard Bouchard, de la commission dite sur les accommodem­ents raisonnabl­es. «J’ai appris énormément de choses sur les émotions et les craintes qui existent autour de l’immigrant, c’est très précieux», se réjouit ce penseur du multicultu­ralisme.

C’est là qu’il a véritablem­ent saisi la peur existentie­lle des Québécois face à l’Étranger, eux qui ont toujours «lutté pour leur sur- vie». «La question la plus angoissée que j’aie entendue lors des séances de la Commission, c’était “est-ce qu’ils vont nous changer?”», raconte-t-il, précisant que plusieurs se la posent ailleurs dans le monde. «Surmonter cette crainte, c’est le grand enjeu au Québec.»

Un enjeu de vivre ensemble qui ne se réglera pas par des chartes ou des tests de valeurs, encore moins par des lois empêchant le port de signes religieux dans la police ou à l’Assemblée nationale, croit-il. «Il ne faudrait pas que la CAQ [Coalition avenir Québec] propose ce genre de mesures discrimina­toires. C’est pour ça que je vais lutter contre ses positions», a-t-il ajouté, ne pouvant s’empêcher de se mêler de politique.

Oui aux signes religieux

«Mes collègues dans les grandes université­s américaine­s sont stupéfaits que je sois plutôt engagé en politique. Ça ne se fait jamais, là-bas.»

Selon lui, plusieurs «Québécois de souche» croient à tort que les gens qui portent les signes religieux veulent imposer leurs croyances, alors que ce n’est qu’une pratique inhérente à la religion. «La raison du port des signes est mal comprise. En Occident, on a cette idée que la religion est quelque chose d’intérieur qu’on n’a pas besoin d’afficher», soutient-il. Or, chez certains juifs, la pratique (la kippa, le shabbat, manger casher, etc.) est aussi importante, sinon plus, que la croyance. «Ce malentendu donne l’impression d’une mauvaise volonté ou d’une volonté de s’imposer de la part [des croyants] et c’est cette méprise qui crée beaucoup de difficulté », euphémise-t-il.

Bien sûr, pour des raisons évidentes, une femme portant la burka ne pourrait pas être une éducatrice, croit-il. Mais il aurait du mal à prôner l’interdicti­on pour des raisons purement symbolique­s. «On dirait donc à une personne qui postule à un emploi dans une école, un hôpital ou la police que c’est inutile de faire des études et qu’elle ne deviendra jamais médecin ? Moi, je dis qu’en démocratie de droits égaux, il faut une très bonne raison pour dire ça et non simplement prétendre que notre sensibilit­é symbolique est insultée », croit-il.

Il n’est pas trop tard pour éviter l’impardonna­ble, insiste Charles Taylor, sur une note plus optimiste. « Tout se résout avec le temps, en côtoyant les gens, à force de les faire se mélanger, à condition de ne pas faire de gestes qui divisent profondéme­nt, qui donnent une impression du rejet de l’autre.» Comme quoi il n’y a pas que les deux solitudes à réconcilie­r.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR «Il y a des intellectu­els qui se tiennent à l’écart, mais ce n’est pas mon cas», dit Charles Taylor.

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