Le Devoir

« Bye bye, ma princesse »

La fille d’Azzedine Soufiane raconte sa dernière conversati­on avec son père avant qu’il se rende à la grande mosquée

- ISABELLE PORTER à Québec

Il aura fallu attendre le dernier jour des observatio­ns sur la peine d’Alexandre Bissonnett­e avant qu’un membre de la famille d’Azzedine Soufiane vienne témoigner. Or le courage de l’épicier qui s’est lancé sur le tueur pour l’arrêter a traversé presque tous les témoignage­s cette semaine.

« Mon père, c’était un homme généreux, gentil, toujours souriant. […] C’était le meilleur père, c’était le meilleur homme. Il voulait aider tout le monde, autant les Québécois non musulmans que les Québécois musulmans. […] Il voulait juste donner au suivant», a déclaré sa fille cadette de 14 ans, que la Cour interdit de nommer, la voix brisée par la peine.

Lors de la tuerie, son père a été abattu par Alexandre Bissonnett­e avec plusieurs balles. Sa mère étant incapable de se présenter à la barre, c’est à elle qu’on avait demandé de venir représente­r la famille composée de trois enfants.

« C’était tout pour moi, c’était mon exemple. »

C’était mon conseiller. La fille cadette d’Azzedine Soufiane

Des gestes héroïques

Le soir du 29 janvier 2017, le père et l’adolescent­e avaient entrepris une conversati­on profonde sur «son avenir», a raconté la jeune fille. Or le temps manquait et Azzedine Soufiane, 57 ans, a dû interrompr­e l’échange pour aller fermer son épicerie avant la prière du soir à la mosquée. Ses derniers mots auront été pour sa plus petite fille de 6 ans. « Bye bye, ma princesse. »

«Ça me fait de la peine à chaque fois de la voir parce qu’elle n’a pas eu tous les conseils que mon père nous a donnés et beaucoup le temps de vivre sa vie avec lui», a raconté sa grande soeur en sanglots devant le juge. Dans la salle, beaucoup de gens pleuraient. «Mon père me manque vraiment, vous savez. C’était tout pour moi, c’était mon exemple. C’était mon conseiller. C’était tout. »

Elle a aussi dit qu’elle comptait faire honneur à son père en réussissan­t à l’école et qu’était « fière » de ses gestes.

Des gestes héroïques dont les procureurs ont fait la démonstrat­ion en cour, à savoir qu’Azzedine Soufiane s’est littéralem­ent lancé sur Alexandre Bissonnett­e à l’entrée de la mosquée pour l’empêcher de tuer.

Non seulement les vidéos des caméras de surveillan­ce de la mosquée le montrent clairement, mais un grand nombre de témoins en ont parlé. «C’estjusteun­eseule personne, il ne faut pas avoir peur », a dit M. Soufiane avant de foncer, selon ce qu’a raconté l’un des témoins, Merouane Rachidi, jeudi.

«La race des géants»

Même le juge François Huot l’a qualifié de « héros » jeudi en s’adressant à sa fille.

«Je n’ai pas eu le privilège de connaître ton papa, mais il est important que tu saches que ton père — il l’a prouvé par ses gestes — était un homme exceptionn­el. Ton père appartenai­t à la race des géants. Ton père était un héros. Sois-en fière. »

La bravoure de M. Soufiane a marqué les esprits à ce point que plusieurs hommes présents lors de la tuerie ont dit au juge que la culpabilit­é les rongeait.

«Il y a toujours ce remords. Est-ce qu’on aurait pu aller l’aider? Ça me ronge toujours. Est-ce qu’on n’aurait pas dû aller lui donner un coup de main?» a lancé en larmes son ami Saïd el-Amari lors de son témoignage mardi.

M. Soufiane fait d’autant plus figure de symbole dans ce drame que beaucoup d’hommes fréquentan­t la mosquée le considérai­ent comme une référence.

«Azzedine vient souvent nous conseiller», racontait mercredi un autre témoin du drame, Ibrahim Bekkari Sbai. M. Sbai avait même apporté le CV de M. Soufiane au juge pour qu’il en prenne connaissan­ce.

Originaire du Maroc, M. Soufiane s’était établi au Québec il y a trente ans. Connu comme épicier, il était d’abord un scientifiq­ue, a signalé l’un des témoins, qui travaillai­t avec lui à l’Institut national de recherche scientifiq­ue (INRS) au milieu des années 1990. «Azzedine était avant tout un chercheur avant d’avoir son épicerie», a précisé son ami Hakim Chambaz.

Depuis la tragédie, beaucoup ont raconté comment il épaulait les nouveaux immigrants qui débarquaie­nt à Québec. En effet, il semble que peu de Maghrébins de Québec ne connaissai­ent pas son épicerie sur le chemin Sainte-Foy.

Or sa fille a fait savoir jeudi que sa mère avait dû la vendre. À cause de la charge de travail et de la mémoire. «Il y avait beaucoup trop de souvenirs pour notre mère dans cette épicerie. »

Trop bouleversé­e pour aller témoigner, la veuve avait demandé au procureur Thomas Jacques de lire à sa place une lettre à l’intention du juge.

«[C’était] bien plus qu’un mari, a-t-elle écrit. Un ami intime, ma famille, ma moitié mon repère. Ce jour-là, moi aussi je suis morte. Seul l’amour et le sens du devoir visà-vis de mes enfants me permettent de tenir.»

La Couronne a conclu jeudi ses observatio­ns sur la peine. Lundi, ce sera au tour de la défense de présenter ses observatio­ns. Entre trois et cinq témoins sont attendus à la barre et les travaux pourraient s’étaler jusqu’à jeudi prochain.

 ?? PAUL CHIASSON LA PRESSE CANADIENNE ?? Dans son témoignage, la fille d’Azzedine Soufiane a raconté qu’elle s’était refusée à croire que son père était mort jusqu’à ce qu’elle le voie dans son cercueil, quelques jours plus tard. Quelques jours après la tuerie, deux grandes cérémonies en...
PAUL CHIASSON LA PRESSE CANADIENNE Dans son témoignage, la fille d’Azzedine Soufiane a raconté qu’elle s’était refusée à croire que son père était mort jusqu’à ce qu’elle le voie dans son cercueil, quelques jours plus tard. Quelques jours après la tuerie, deux grandes cérémonies en...

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