Le portrait final: une tranche de vie résolument intimiste
Prendre la pose, et enfiler les pauses, pour un artiste de génie rongé par ses démons
Qu’il soit devant ou derrière la caméra, Stanley Tucci affiche les mêmes qualités, à la fois discret, efficace et d’un humour souvent caustique, mais le succès de son premier film en tant que réalisateur, Big Night, n’a jamais été égalé par la suite (The Imposters, Blind Date). Avec Final Portrait, voilà qu’il rompt avec son habitude de jouer dans ses propres films, laissant ainsi tout l’espace à un acteur immense, Geoffrey Rush.
Il fallait quelqu’un de cette stature pour incarner Alberto Giacometti, légende artistique du XXe siècle dont les sculptures filiformes (L’homme au doigt, L’homme qui marche) ont fait la renommée, connu aussi pour ses toiles et ses portraits, souvent monochromes. L’artiste suisse italien fut célèbre de son vivant, largement commenté par les théoriciens et journalistes, dont James Lord (Armie Hammer, impeccable et irréprochable), un Américain devenu un ami, et plus tard son modèle, le tout dernier. Or, prendre la pose devant Giacometti, c’est se soumettre à un long exercice de pauses impromptues, de canevas inachevés, tout en étant le témoin involontaire d’une existence erratique.
De cette séance qui dura des jours dans son atelier parisien en 1964, Lord produira un livre sur la démarche de l’artiste, et Giacometti son dernier chef-d’oeuvre. Cet ouvrage et ces journées pas toujours mémorables, Stanley Tucci s’en inspire pour éclairer ses zones d’ombres, ses contradictions et ses mesquineries. Car il s’agit surtout d’un duel à armes inégales entre un dandy intello très propre de sa personne et cet ours mal léché impulsif, infidèle, colérique qui doute sans cesse de son travail et conspue allègrement celui des autres, dont Picasso et Chagall. À ce jeu, Geoffrey Rush triomphe sans partage.
Cette tranche de vie résolument intimiste, le plus souvent cantonnée dans cet espace bordélique baigné d’une lumière aussi grise que certaines de ses toiles, est traversée par quelques personnages périphériques, mais non moins essentiels pour comprendre Giacometti. Il y a bien sûr les femmes de sa vie, Annette (Sylvie Testud), l’épouse légitime, et Caroline (Clémence Poésy), prostituée et nouvelle muse en titre, sans compter Diego (Tony Shalhoub, discret), le frère compréhensif et futé; tous gravitent, ou souffrent en silence, autour de cet homme aux mille excentricités, comme celle de cacher des liasses de francs dans son capharnaüm plutôt qu’à la banque — assez culotté pour un Suisse!
Si les séances sont le plus souvent entrecoupées de scènes de ménage ou de marivaudage, d’escapades urbaines (dans un Paris entièrement reconstitué à Londres) et de virées dans les cafés (les rituels alimentaires de Giacometti valent le détour!), c’est surtout cette curieuse relation maître-modèle qui constitue la finalité de Final Portrait. Lord, dont les motivations sont sans doute nombreuses, mais ici opaques, accepte de reporter sans cesse son retour à New York, annulations que l’on sait onéreuses. Le voilà dans les griffes de ce géant incapable de mettre un terme à ce processus créatif, un manège dont Annette a longtemps fait les frais, même si l’on soupçonne la part de vanité qui motivait cet Américain à se soumettre aux caprices de ce génie. Une patience récompensée — cette toile figure parmi ses plus célèbres — et dont Stanley Tucci a su aussi tirer profit.