Le Devoir

Corps queer, corps dansant

Célébrant la singularit­é et se moquant des frontières, le corps queer est un espace de liberté et de solidarité

- CHRISTIAN SAINT-PIERRE

Au Québec, en matière de représenta­tion des enjeux de la culture queer par les arts vivants, il faut admettre que la danse et la performanc­e ont une longueur d’avance, notamment sur le théâtre. C’est principale­ment chez Tangente, au Studio 303, à La Chapelle et au MAI qu’on ose programmer des spectacles qui remettent en question les genres et les sexualités décatégori­sées. Alors que La Chapelle et l’Agora de la danse s’apprêtent à recevoir des oeuvres pour le moins intrigante­s, on s’intéresse à la manière éminemment queer dont spirituali­té, croissance personnell­e, musique populaire, catégories, impératifs et solidarité, entre autres, peuvent se traduire dans les corps.

Avec Fame Prayer/EATING, présenté à La Chapelle, Andrew Tay et François Lalumière, Montréalai­s, et Katarzyna Szugajew, Polonaise,

abordent la spirituali­té dans une perspectiv­e queer, en utilisant «les idées véhiculées par la psycho pop et les textes pseudo-spirituels». «Nous nous sommes approprié ces textes, expliquent Lalumière, artiste visuel et performeur, et Tay, danseur et chorégraph­e. Nous les avons détournés de leur sens premier pour en faire des stratégies, non pour le mieux-être, mais pour les états de corps. C’est ce qui nous a menés à interroger la normalité du genre et de la sexualité. Des thèmes comme l’acceptatio­n de soi ou la croyance aveugle, par exemple, ont été des outils qui nous ont permis d’atteindre un certain type d’expressivi­té physique, des incarnatio­ns et des qualités de mouvements qui peuvent être brutales ou grotesques.»

Tay et Lalumière précisent que l’esthétique de leur spectacle s’inspire «de diverses iconograph­ies queer, comme la club culture, la mode et l’art pop». Voilà justement le territoire sur lequel le chorégraph­e français Thomas Lebrun campe ses Rois de la piste, «défilé de personnage­s aux corps atypiques et singuliers» dans le microcosme d’une boîte de nuit, là où certaines des plus flamboyant­es pages de l’histoire queer ont été écrites, un spectacle présenté par l’Agora de la danse. «C’est le reflet nostalgiqu­e d’une liberté d’être qui se resserre et d’une idée de la tolérance qui ne coule plus de source, affirme le chorégraph­e, qui danse aussi dans sa pièce. Personnell­ement, je ne me réclame d’aucune théorie, d’aucun penseur. Le fait de qualifier les corps avec des termes comme “atypiques” ou ”caricatura­ux” montre déjà, à mon avis, une frontière entre ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Ce qui est convention­nel le reste si on continue à séparer l’idée de la normalité de celle de la singularit­é. »

Libertés

La pièce, s’appuyant néanmoins sur «l’investigat­ion, le divertisse­ment, la caricature et le travestiss­ement», opère, à en croire la rumeur qui la précède, une sorte de transe libératric­e au son de succès des années 1970 à aujourd’hui, notamment ceux de C + C Music Factory, Cher, Corona, Gloria Gaynor et Snap! «La danse est, par essence, une culture alternativ­e, transgress­ive, libérant le corps et l’esprit de toutes emprises idéologiqu­es, affirme celui qui dirige le Centre chorégraph­ique national de Tours depuis 2012. Nous sortons en France d’une grande mode opposant le populaire et le savant. Comme si le populaire et le savant avaient dû attendre que le milieu culturel bienpensan­t s’attarde à eux pour vivre ensemble. Comme si le savant ne pouvait pas être populaire et le populaire, savant. Inutile de vous dire ce que j’en pense ! Si on se complaît à se déclarer différent ou à montrer du doigt ce qui est en dehors de nos idées ou de nos conviction­s, rien ne s’éclairera, jamais le dialogue ne pourra s’établir. Rester sur ses positions, c’est le contraire du mouvement. Rester figé, c’est rester seul. C’est cette solitude, justement, qui est parfois incarnée dans la pièce, tout comme dans le public. »

De passage à Montréal en 2014 pour présenter Trois décennies d’amour cerné, magnifique programme consacré aux répercussi­ons physiques et sociales du sida, où il dansait le solo final, Thomas Lebrun se souvient encore des propos désobligea­nts d’un critique montréalai­s envers son apparence. «En France, explique-t-il, il a fallu 20 ans pour que les journalist­es finissent par cesser, oublier, se lasser de faire automatiqu­ement des commentair­es sur mon physique. Dans ma vie, ces réflexions se sont arrêtées après le collège, soit vers 16 ans. Dans la rue, je passe inaperçu et je ne reçois ou ne ressens aucune attaque sur mon apparence, car je fais partie d’un calibre commun. Sur scène, je fais partie d’un calibre singulier. Pourquoi? Le décalage est d’abord là, entre la vie et le milieu artistique, souvent bien plus convention­nel. C’est aussi pour cette raison que je ne cherche pas à appartenir à une famille artistique. Je souhaite continuer à connaître, mais pas à me reconnaîtr­e. »

Solidarité­s

La Montréalai­se Ellen Furey et le Londonien d’origine new-yorkaise Malik Nashad Sharpe, un artiste résolument queer qui oeuvre aussi sous le nom de marikiscry­rycry, espèrent avec SOFTLAMP.autonomies, qu’ils présentent à La Chapelle, «incarner des notions non encore existantes et non encore actualisab­les de solidarité à travers les frontier̀ es». Malgré leurs réalités pour le moins différente­s, les deux artistes ont rapidement trouvé un terrain commun. «Nous nous sommes rejoints dans notre reś istance face aux normes, explique Ellen Furey. Je pense à celles qui sont imposées implicitem­ent et explicitem­ent à nos corps. En creá nt le spectacle, Malik et moi avons deć idé de traduire dans notre choreǵ raphie nos interrogat­ions sur les catégories et les impératifs. À travers notre danse hyper physique, la pièce donne à voir nos anxiétés, nos joies, nos identiteś , nos conviction­s personnell­es, nos vies, en somme notre engagement. Notre pari, c’est que les traces laissées sur nos deux corps par les structures politiques et sociales vont devenir de plus en plus ev́ identes en dansant, et ce, sans que nous ayons besoin de les souligner.»

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FRÉDÉRIC IOVINO5 L’Agora de la danse s’apprête à recevoir des oeuvres pour le moins intrigante­s, comme Les rois de la piste, du chorégraph­e français Thomas Lebrun.
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KINGA MICHALSKA Malik Nashad Sharpe et Ellen Furey présentent SOFTLAMP.autonomies.

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