Le Devoir

Nature commune. Une chronique de Jean-François Nadeau.

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Les semences mises en terre à l’intérieur au dernier mois d’hiver commencent à bien montrer l’énergie de la vie. Près des fenêtres, les premiers stades de la courge, du concombre, de la tomate et du melon sont apparus dans mon salon. Il me restera à trouver, d’ici la belle saison, quelques tubercules de topinambou­rs, ce légume racine à peu près oublié dans notre alimentati­on à qui les anciens doivent en partie leur survie. S’occuper de son jardin, alors même que l’hiver n’a pas encore tout à fait desserré son étau, confirme avant toute chose le fait que la nature apaise.

Sous le règne d’Hitler, les meilleurs jardiniers avaient entrepris de contrôler les espaces verts en fonction de ce qu’ils considérai­ent comme la flore allemande. « Exoten raus! — Les étrangers dehors!», disaient ces jardiniers dont les bêches étaient sans doute serties de croix gammées. Les plantes immigrante­s ne font qu’envahir et polluer, tentaient-ils de démontrer.

Dans la fraîcheur de leur germinatio­n printanièr­e, les espèces millénaire­s savent-elles si elles sont allemandes, françaises, péruvienne­s ou chiliennes?

La tomate, née de l’Amérique, est devenue si italienne qu’elle a modelé définitive­ment l’identité de ce pays, tout comme les pâtes, qui sont pourtant d’origine chinoise.

Avant la colonisati­on européenne de l’Amérique du Nord, on n’y trouvait pas de pommiers. Pas plus de blé, d’orge, d’avoine, de seigle. Les pois et les fèves n’existaient pas davantage en ces lieux-là. En fait, la grande majorité des légumes que nous faisons pousser sur les rives du Saint-Laurent ne viennent pas d’ici. Au point que le botaniste Alain Asselin estime qu’au Québec au moins une espèce végétale sur quatre provient d’un apport étranger. Pourquoi faudrait-il qu’il en soit différent des humains?

En 1942, certains botanistes anglo-saxons, à l’instar de leurs confrères allemands, comparaien­t la progressio­n des plantes étrangères à «la peste du bolchevism­e». Ces rois du jardinage européens iront même jusqu’à suggérer la nécessité d’une «guerre d’exterminat­ion» — ce sont leurs mots — contre certaines plantes, dont la balsamine, une vivace venue d’Asie, qui menaçait à leur sens la pureté du paysage européen. En Angleterre, dans un appel à tous pour l’éradiquer, ils diront ceci: «De même que, dans le combat contre le bolchevism­e, c’est toute notre culture occidental­e qui est en jeu, de même, dans la lutte contre l’intruse mongole (Impatiens parviflora), c’est un des fondements essentiels de notre culture, à savoir la beauté de nos forêts, qui se trouve menacé. » Quand on se prend à lutter contre des fleurs dans une des périodes les plus sanglantes de l’histoire, cela en dit long sur cette prétention à la civilisati­on qui, trop souvent, ne sert à certains humains qu’à dévalorise­r les étrangers pour se rehausser.

Cette affabulati­on de la pureté a engendré son lot de dérives jusqu’à aujourd’hui. Tous les passionnés du gazon maudissent les pissenlits. Pourtant le pissenlit fut introduit en Amérique pour ses hautes vertus médicinale­s. L’a-t-on oublié? Au nombre des autres ennemis désignés par les grands guerriers du gazon, on trouve le trèfle. Le trèfle nourrit pourtant le sol. Il aide à y fixer l’azote, ce qui rend moins nécessaire la nécessité des engrais artificiel­s. Faut-il lutter contre le trèfle et le pissenlit au nom de la civilisati­on du gazon?

Cultiver sa terre, ne pas perdre de vue la cheminée de sa petite maison, ne jamais éprouver l’idée ou le besoin d’aller voir ailleurs, cela fut de tout temps un horizon satisfaisa­nt pour le paysan, celui par qui le pays prit naissance. À tel point que beaucoup de gens finirent par croire que s’il avait ainsi plu à la Nature de séparer les peuples les uns des autres par leurs champs de culture, puis par le langage, c’est que cela devait correspond­re à une règle. Du hasard de la naissance, on fit ainsi une triste loi des Ancêtres, de la Terre et du Sang. Ceux qui, à cause de guerres ou d’autres circonstan­ces de misère, étaient forcés de s’échapper de ce carcan de la naissance furent volontiers reconnus coupables d’un crime de lèse-majesté envers l’autorité de la Nature: ils avaient quitté le lieu que la vie leur avait assigné!

Faut-il venir du sol de la patrie où l’on vit pour en arriver à la nourrir corps et âme? J’ai toujours trouvé pour ma part pleine de bon sens cette phrase toute républicai­ne de Pierre Bourgault: «Ce n’est pas d’où l’on vient qui compte mais où on va ensemble. » D’où qu’ils viennent, les hommes sont génétiquem­ent semblables les uns aux autres. Avec ou sans passeport, ils possèdent un même permis de vivre. C’est là une question d’humanité. Le crime d’être né n’existe pas.

Un enfant de Syrie ne souhaite pas être gazé, mais jouer comme tous les autres. L’existence tient pour une large part aux fâcheux hasards de la naissance. Les demandeurs d’asile le savent. Dans la mesure du possible, il faut savoir aujourd’hui faire une place à ces gens. Car la démocratie dont nous nous targuons ne tient pas son sens de la valse électorale, mais de cette nécessité d’affirmer à la face du monde, contre tous les délires identitair­es, religieux et ethniques, que les lois de la naissance et de l’argent ne doivent jamais compter plus que la tentative sans cesse renouvelée de construire un monde en commun au nom des lois humaines communes.

Faut-il venir du sol de la patrie où l’on vit pour en arriver à la nourrir corps et âme ?

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